De 1885 à 1889: le service militaire

 

La famille ˆ Roscoff

Au début de l'année 1885, Jean et Marie Pleyber ont une belle famille très unie. Joseph, l'aîné, a 19 ans, Charles, le cadet, 17 ans et René, le troisime, 15 ans. Ils sont tous nés à Morlaix. Marie, qui a 13 ans, est née à Carantec. Henri-Joseph, 10 ans, est né à Morlaix comme ses aînés tandis que la petite dernière, Magdeleine, qui n'a que 5 ans, est née à Plouguerneau, près de Brest. Les parents ont de la chance, leurs enfants se portent bien. Il est vrai qu'ils ont toujours vécu en ville. Cela leur a permis de bénéficier de meilleures conditions de vie que s' ils avaient été à la campagne. Les enfants sont instruits. Mais il faut faire vivre cette famille: avec une solde de brigadier de douanes et ce que rapporte le métier de couturière de la maman, c'est un peu juste. Les grands devront dès que possible voler de leurs propres ailes.

A Roscoff, Joseph et ses parents habitent maintenant dans ce que l'on appelait le Minihy de Léon. Le Minihy formait une unité administrative et religieuse qui devint au XIIème siècle une sorte de principauté ecclésiastique gouvernée par son évêque qui portait le titre assez original d'Evêque-Comte. Cette organisation devait durer jusqu'à la Révolution. Le Minihy réunissait Roscoff, Saint Pol de Léon (où de nombreux ancêtres de Joseph ont vécu) et Santec (son arrière grand-père paternel y était né). Minihy, ce mot vient de monihi (monachia) qui signifie "lieu de refuge ou asile". Il est intéressant de le noter pour les petits curieux de la généalogie familiale, car cette désignation des lieux apparaît dans de nombreux actes anciens. Cette région a été dominée par la présence de Saint Pol où se trouvait la cathédrale alors que les deux autres communes n'ont que des églises tréviales ( en Bretagne, la trêve est une subdivision ecclŽsiastique du lieu). Le Minihy est particulier : il a, même après la Révolution sa vie propre, sans doute dans la droite ligne de son passé. Toutefois, du fait de la départementalisation due à Napoléon, Saint Pol de Léon, la "ville sainte", (Kastel Santel) n'est plus qu'un arrondissement de Morlaix. A l'ouest, où l'on trouve aussi quelques ancêtres de Joseph, ce sont, entre autres, les paysans goémonniers de Santec et au sud, les grands éleveurs de chevaux de Landivisiau et Saint Thégonnec. A l'est, où l'on trouve moins d'ancêtres de Joseph, les cultivateurs du TrŽgorrois. Quelle histoire! Encore une fois, fallait il raconter tout cela à Joseph? En avait-on seulement gardé le souvenir? Etait-ce bien utile? Sans doute pas. N'empêche qu'à Roscoff, on se souvient d'un passé plus récent, quand la ville était "un repaire de corsaires et de contrebandiers". Même son père aime à raconter ces histoires de contrebandiers, qui, il n'y avait pas si longtemps, trafiquaient avec les anglais. Mais, dès 1874, cette petite ville si florissante était devenue déserte, son port abandonné comme l'avait constaté la Chambre de Commerce de Morlaix. Depuis, la culture maraîchère a pris de plus en plus d'importance et, en 1885, on s'est donné les moyens d'écouler les marchandises. Des voies ferrées ont été construites entre Morlaix et Brest et en 1883 le tronçon Roscoff - Morlaix a été inauguré.

Saint Pol de LŽon

De là où il se trouve, en ce beau matin de mars, Joseph peut voir l'île de Batz. On le lui a dit lorsqu'il était petit et il fallait y croire! c'est là que sévissait un dragon lorsque débarqua Saint Pol au sixième siècle. Il a suffi a Saint Pol d'entourer le cou du dragon de son étole pour l'obliger de se précipiter à la mer à l'endroit bien connu que l'on appelle le Trou du Serpent. Elle est bien drôle cette histoire de dragon! Est-ce que l'on parle ailleurs de ce genre de monstre? Cette île est aussi associée à de bons souvenirs d'enfance avec le fameux plerinage et les fêtes paroissiales qui s'y déroulaient. Joseph a 19 ans; en face de lui, c'est la mer, c'est peut-être aussi l'appel du grand large. A t-il, comme on dit, envie de voir du pays? Il a déjà ce regard "au loin" que l'on retrouvera sur les photos. Un petit pincement des lèvres qui ressemble un peu à celui de sa mère quand quelque chose la préoccupe. Il lui faut songer à l'avenir.

Le service militaire est proche et il reste une incertitude: combien de temps celui-ci durera t-il? et que fera notre petit gars après ce service? Il n'a pas vraiment de métier. Le métier de douanier ne se transmet pas de père en fils. Il est instruit, s'exprime très bien en français et est à l'aise pour les calculs et le dessin. Sans doute a t-il été au collège de Saint Pol de Léon, le Kreisker. Cet établissement secondaire était dirigé par le clergé diocŽsain comme d'autres établissements privés, celui de Lesneven par exemple. Les familles accordaient leur confiance à cet enseignement "pour permettre à leurs enfants d'émerger socialement. A défaut d'être prêtre, l'adolescent serait tout de même quelqu'un... Dans cet établissement,ordre et discipline étaient les garants de la droiture des âmes... De ces établissements privés sont sortis des prêtres et des juges, des politiques et des missionnaires, des officiers et des commerçants, des médecins et des ingénieurs, des militants syndicaux et des leaders paysans qui trouveront une insertion dans l'Hexagone ou aux confins de la République".Le clocher de cette église, haut de 77 mètres, est un joyau magnifique de l'architecture religieuse du Moyen åge. Cette flche de granit "jaillit vers le ciel, flanquée de ses quatre clochetons" ou encore "la pierre pointe et s'envole vraiment dans les nuages avec une sorte de mouvement visible et vertigineux" s'enthousiasment divers visiteurs. Joseph se souviendra longtemps de ce superbe clocher, d'autant que ses parents en achtera une lithographie qu'il retrouvera chez eux à chaque visite. Dans ce collège, Joseph a pu avoir comme camarades des fils de "julods" (surnom donné aux paysans fortunés qui profitaient de l'expansion de la culture maraîchère). Mais, dans la famille, on n'a ni terre, ni commerce, ni entreprise à reprendre. C'est à la République de lui fournir un métier.

Morlaix

En sortant de Saint Pol,en direction du sud et en traversant le Penzé, la commune de Taulé, il atteindrait Morlaix. Ce n'est pas tout prês. Il doit bien y avoir 15 kilomètres à vol d'oiseau. Joseph aime bien cette ville. Quand il y pense, il y a souvent une phrase qui résonne dans sa tête :"S'ils te mordent, mords-les!" Joseph, qui est né dans cette ville, est fier de cette devise. Il se rappelle bien son père lui décrivant la gense du blason de la ville; cela se passait en 1522." Lorsque les Anglais pillèrent la ville en l'absence de ses habitants, mais s'attardèrent un peu trop dans les celliers... les morlaisiens, revenus, leur ont taillé des croupières. A cette occasion, la ville ajouta à ses armes un lion faisant face à un léopard anglais avec la devise: S'ils te mordent, mors les!" En bon français, n'est-il pas, messieurs les anglais?

Joseph connaît bien Morlaix pour y être retourné pendant les foires annuelles. C'est dans cette ville qu'il a tout appris. Morlaix est vivant alors qu'à Roscoff le travail est tellement sérieux et à Saint Pol tout est si calme et où les gens aiment bien rester chez eux. A Morlaix, c'est presqu'une autre Bretagne, déjà touchée par le début de l'industrialisation. Sa manufacture de tabac est très ancienne: elle date de la royauté de Louis XIV. On le sait, il y a une classe moyenne qui ne s'embarasse pas de préjugés anciens. Les gens y sont très actifs et vivent comme dans un état de grâce souriante permanente:" les pas sont lestes et les yeux vifs, dans toutes les rues étroites, mal pavées, qui montent, qui descendent, qui dégringolent sur les flancs des deux collines où se creuse l'entonnoir de la ville. Les jeunes filles ont des allures de chèvres à grimper et à dévaler les pentes, et leur physionomie est de la même expression animée que l'allure de leur corps" s'enthousiasmera plus tard, en 1902, G. Geffroy, chroniqueur de la revue "Le Tour du Monde".Que les filles sont jolies! "avec leur air de petites nonnes coiffées de blanc et vêtues de noir". Joseph n'est pas le dernier a y être sensible, sa moustache naissante en frémit. Joseph plaît aux filles et il le sait. Mais attendez, bien qu'il n'y ait pas de marins connus dans la famille, faire le tour du monde, cela pourrait bien tenter Joseph. Il n'a pas encore d'attache dans le pays... Tient-il vraiment à rester dans ce pays où il est né? Il y a ses parents, ses souvenirs d'enfance, ses amis et amies.

Les anctres

Faisons un peu mieux connaissance avec ses ancêtres: d'abord, il y a son arrière-grand père, Yves, né dans le petit bourg campagnard de Santec. C'est un "Pleiber" (avec un i), comme on peut le lire sur l'acte de mariage du 17 brumaire l'an X (8 novembre 1801). par contre, son grand-père Paul, né à Saint Pol en 1806 est un "Pleyber" (avec un y grec): le fait d'un préposé zélé et "franciseur" sans doute. Mais ceci s'est fait sans que Paul le sache. Comme en témoigne l'acte de mariage de leur fils Jean, ni lui, ni sa femme savent écrire: ils y déclarent ne pas savoir signer. Son père, Jean, est instruit. Il a du rŽussir brillamment son certificat d'études et continuer plus tard, soutenu par ses maîtres. Il porte donc aussi cet "i-grec" et y tient: A son mariage, le 25 juin 1863, le préposé l'ayant désigné sous sa plume municipale Pleiber avec un i français, Jean tient, par sa signature, à rŽintroduire cet "i-grec" dans son nom de famille. Cela fait si français et restera à cette postérité que nous connaissons. Son métier de douanier laisse penser qu'il ma”trise parfaitement le français et qu'il le parle chez lui ainsi que sa femme puisqu'ils vivent en ville.

De la bretonnitude

Aussi semble t-il assez vraisemblable que le parler français quotidien et les lectures que Joseph a pu faire lui permettent, à l'âge de 19 ans, de se sentir bien français lui-même. Bien sûr, lorsqu'il était petit, sa grand-mère lui parlait breton et cela lui permet de communiquer sans problèmes avec les gens de la campagne où jusqu'en 1902 les prêches se feront en breton ... au grand dam du père Combes! Joseph les aime bien, les gens de la campagne, car il est comme cela: il aime les gens. Mais pourrait-il vivre leur vie, partager leur travail? Sans doute que non. Il a d'autres cordes à son arc qui lui ouvrent d'autres horizons. Il peut "baragouiner" en anglais pour survivre comme beaucoup de léonards à l'époque. Cela lui est facile quand on sait que ce vieux mot français vient de bara et gwin (pain et vin en breton). En effet," l'anglais est parlé couramment dans certaines fermes qui commercent avec l'Angleterre". Ces anglais, avec lesquels on s'est tant battu dans le passé, avec lesquels on a pu faire de la contre-bande lors du blocus de Napoléon... On chante bien à chaque fest-noz la fameuse chanson où il est question de "la reine d'Angleterre qui nous a déclaré la guerre". Mais la perfide Albion, c'est bien une expression des gens d'ailleurs! Ici, on a l'esprit positif et on n'a pas la haine tenace. Les combats ont été loyaux et c'est toujours le plus fort qui a gagné - tant qu'il état le plus fort! Pour l'instant on commerce bien volontiers avec eux.De toutes les façons, la cause est entendue, les drapeaux sous lesquels JMP va bientôt être appelé sont bien tricolores ( il ne risque pas de revendiquer un quelconque drapeau breton: le "gwenn ha du" n'a été crée qu'en 1923).

Incorporation 1885

En 1885, la Conscription est universelle quoique... mais il est ni enseignant, ni chargé de famille, ni membre du clergé. Alors, il doit se soumettre au tirage au sort pour connaître la durée de son service: un bon numéro et on en a pour un an, un mauvais et on prend pour cinq ans. Ce sera le dernier cas qui vaudra pour JMP. La Mère Patrie va l'habiller "pour un autre destin": ce piou-piou va participer à l'expansion de l'Empire Français. Mais, pour l'instant, à partir de son incorporation le 28 juillet 1885, il fait ses classes à Brest dans l'Artillerie de Marine où il retrouve ses conscrits du Léon: même au service militaire, ces paysans de Roscoff et ces Saintpolitains restent toujours aussi "graves, réfléchis, laborieux" tandis que les roscovites "mobiles et voyageurs" sont prêts à prendre le grand large. D'autres conscrits aussi: "ceux d'en face" quand on se trouve à Saint Pol viennent du Trégor, des Cornouailles, de Saint Malo sans oublier les pagans qui se reconnaissent bien. Il y a peu de morbihannais, plutôt enr™lŽs dans l'armée de terre et qui avaient été bons pour être zouaves pontificaux... des bretons, en somme! Beaucoup ne parlent qu'un français approximatif et certains ont un drôle d'accent; ils utilisent des mots à faire rire quand ils parlent breton. Ils n'ont pas "le parler breton du Léon, qui est le plus pur, le plus sonore et plus élégant que celui des autres cantons". Joseph s'en rend certainement compte mais ce n'est pas son genre de se moquer d'eux. Tout au plus est-il étonné de constater de telles différences. Aussi préfère t-il, avec certains, communiquer en français!

Mais ces petits gars, même différents, sont tous sur le même bateau! "Sacrés Matelots" comme on disait quand ils étaient petits. Les différences vont s'estomper au fur et à mesure du déroulement de leur service militaire et des épreuves qu'ils auront à subir en commun. ƒpreuves - mais aussi des bons moments. ils retombent dans un état d'obéissance qui les pousse parfois à se comporter comme des enfants insouciants face à des chefs quelquefois incompréhensibles. Le fameux brassage du service militaire!

Joseph est une bonne recrue et il s'adapte plutôt bien à cette nouvelle situation. Il a connu la discipline à l'école et ne s'étonne pas que l'on puisse inventer de tels rglements pour la vie collective. Son allant, son instruction et sans doute aussi son esprit positif le font apprécier et il est nommé brigadier dans des délais normaux le 10 septembre 1866. Ce brigadier va voir arriver un "bleu" qu'il connaît bien: le 7 janvier 1887, son frère Charles est, lui aussi, incorporé dans l'Artillerie de Marine dans le même casernement où se font les "classes". Comme lui, le petit frère en a pour cinq ans. Pendant six mois, ils pourront se voir. Joseph peut donner à son frère des conseils sur la vie en casernement et sur les bonnes adresses en ville - dans la mesure où celui-ci les accepte!

Embarquement pour le Tonkin 1887

Puis, pour Joseph, c'est l'embarquement pour l'Extrème Orient afin de rejoindre l'escadre d'Indo-Chine. Le voyage devrait être rapide puisque l'on peut utiliser le canal de Suez, ouvert par cet excellent monsieur de Lesseps en 1869. A l'entrée du canal, on fait escale à Port Saïd pour remplir des formalités vis à vis des autorités anglaises et c'est aussi le moment de faire le plein de charbon. ce sont des porteurs qui versent le contenu de leurs sacs dans la soute du paquebot; ils courent sans cesse entre le navire et les chalands chargés de charbon. joseph n'a jamais connu une telle chaleur et il se dit que pour ces gens-là, le travail doit vraiment être un enfer. Après une nuit passée à quai, pendant laquelle, depuis le bastingage, il a pu admirer les lumières de la ville, le navire lève l'ancre et s'engage entre les rives du canal. C'est impressionnant d'être en bateau, comme cela, au milieu des terres désertiques.Quel chantier a t-il fallu monter pour réaliser tout cela! On dit que la profondeur du canal est de 24 mètres et qu'il a été creusé à la main... On raconte aussi qu'il a d'abord fallu creuser un canal emmenant de l'eau douce pour pouvoir désaltérer les milliers de flash employés pour l'execution de ces travaux. Les fellouques qui se garent prudemment au passage du navire semblent dater de l'antéchrist... Le paquebot avance lentement, à peine plus vite qu'un bon marcheur à pied. A gauche, l'Asie se présente comme un immense désert au-dŽlˆ duquel on imagine la Palestine et les lieux saints; à droite, c'est l'Afrique. Au delˆ du talus qui borde le canal se trouve le lac Manzaleh, peuplé de pélicans et de flamants roses. Le coucher du soleil est féerique avec ces couleurs chatoyantes où se mlent vert, rouge, mauve et grenat..

Mais bientôt on voit Suez, ancien port de départ des lignes d'extrème-Orient, devenu un simple port de pêche. Devant eux la mer, éclatante de lumière et bržlante comme un four. L'air est sec et la température à bord devient presque insupportable malgré les tentes et les arrosages fréquents du pont. Le thermomètre atteint 38 ° C et ne varie pratiquement pas la nuit (32° C) On se brûle en touchant le bastingage ou tout matériel métallique disposŽ au soleil sur le pont. Les troupes sont logées dans des dortoirs situés à l'avant du paquebot. Dans ces dortoirs, des colonnes de trois lits sont disposées, sans séparation. Il n'y a pas de réfectoire et la cuisine se fait en plein air, sur le pont promenoir. L'enfer? Cette fois, c'est Joseph qui y est.

Voici Djibouti. Une curiosité - les gamins qui tournent autour du bateau en chantant aussi bien la Marseillaise que Viens poupoule pour que l'on leur jette des sous qu'ils vont chercher en plongeant. Le temps de faire le plein de charbon et c'est la traversée de l'Océan Indien. Pendant sept jours plus aucune terre n'est en vue et la houle du large se fait sentir. A part quelques navires, aperçus au loin, rien ne vient déranger la monotonie du voyage. On atteint la grande ”le de Ceylan. Ici, à Colombo, ce sont des vendeurs de fruits et lŽgumes qui proposent leurs marchandises. Contre quelques pièces, lancées du bateau, les passagers remontent des paniers, pleins de fruits multicolores et juteux à souhait. Il y a aussi des enfants qui ont réussi a grimper sur le pont :"Hé, Capitaine! dix sous à la mer!" et ils plongent du bateau pour récupérer la piŽcette. Mais le voyage n'est pas encore fini. La prochaine escale sera Singapour, toujours pour recharger du charbon. Là, le navire va accoster à un quai pour la première fois après cinq à six jours de traversée du golfe du Bengale.

Enfin , après quelques jours, on approche le sud du pays; on aperçoit les côtes de la Cochinchine. C'est le mois de juillet, pas encore le temps des moussons mais il y a souvent, le soir, des pluies abondantes qui tournent à l'orage.: la température avoisine souvent 33°C. Pendant ces pluies torrentielles on se réfugie dans les écoutilles. Quel climat! où sont les brumes de Morlaix? On ne se plaint pas. Pourtant, certains de ses camarades ont été pris par des insolations et quelques fièvres; cela leur donne des traits tirés et la tête basse. Joseph a vu des cartes de cette région; tout le monde s'accorde pour dire que le pays ressemble bien à un dragon comme ses habitants aiment le penser. Rien à voir avec le dragon de Batz! Il en a donc déjà vu la queue avec la Cochinchine. Quand il remonte les côtes, il s'aperçoit que ce dragon est de plus en plus chaud et humide. Au petit matin Joseph découvre, plus au nord, les côtes de l'Anham (le ventre du dragon). Les corvées du matin ne lui laissent pas le temps de se laisser aller à la rêverie; pourtant, il gardera de cette vision matinale un souvenir tenace. Son premier contact avec un pays inconnu lui donne une sensation de calme avec ces rivages dorés, si bien dessinés sur le bleu d'une mer qui semble se prolonger dans le ciel." Des cocotiers lancent des panaches verts au-dessus du sol et ces formes sont reprises par des toits arqués qu'il apercevra plus loin, plantés au milieu d'habitations basses, plus modestes, de bois et de roseaux". Mais comment sont donc les gens qui habitent dans ce pays?

Le Tonkin se rapproche. Maintenant, chaque jour, c'est à qui expliquera aux "bleus" ce qu'ils vont faire là-bas. Les anciens, de retour de permission, leur racontent ce qu'ils ont déjà vécu dans ce Tonkin qui vient d'être réuni à l'Annam, à la Cochinchine,au Cambodge et au Laos pour former l'Union Indo-Chinoise. On parle des combats contre les pavillons noirs, du climat pénible et de l'épidémie de choléra qui a éclaté à l'hôpital d'Hanoï.

Trois jours plus tard, le transport de troupes arrive dans l'archipel des Faï-Tsi-Long qui est placé comme une sentinelle au large des côtes du Tonkin. Dans la mythologie locale, ce sont les griffes du dragon. Puis, on arrive dans la baie d'Halong qui fut longtemps un refuge des pirates chinois. Le décor est irréel au petit matin: des rochers très escarpés surgissent de l'eau et par moment semble former une muraille infranchissable. certains sont énormes peut-être 300 mètres de haut et très étroits. Drôles de menhirs! Leur couleur noire les fait ressembler à des fantômes plus ou moins menaçants. L'escadre est à l'ancre, blottie entre ces hôtes inattendus.: les bateaux portent les noms de l' Atalante, le Bayard, l'Annamite, le Château-Renaud, le Drac ,le Lynx; la Vipère...Avant de rejoindre les navires, le transport des troupes traverse une légion de jonques de pêcheurs voilées en ailes de papillon. Le temps s'est levé , il est splendide et lumineux, Joseph pense qu'il restera sur un des ces cuirassiers pour servir une pièce d'artillerie dont il aura la responsabilité puisqu'il est brigadier; Mais il pourrait aussi aller à terre pour accompagner une de ces colonnes dont il avait entendu parler; vous savez, ces colonnes qui avaient pour mission d'occuper progressivement le terrain. Le pays est dangereux. On leur avait parlé des chausse-trapes, des trous, garnis de pointes que les chinois dissimulaient sur les chemins. On leur avait donné des cordes à noeuds en leur expliquant le jeu de ces pièges et la manière de s'en sortir. Oui, Joseph a un peu peur d'avoir à quitter le bateau pour aller à terre!

Campagne du Tonkin (1887-1889)

On ne peut que se tourner vers un historien pour retrouver les intentions et les moyens mis en oeuvre par le gouvernement français dans sa conquête du Tonkin lorsque Joseph y arrive en 1887: "La France le clame. La colonisation apporte la civilisation. L'état moyen‰geux de l'Indochine impose de tout créer: voies de communications, hôpitaux, écoles... encore faut-il disposer de finances suffisantes" écrit P. Montagnon.

C'est, bien sûr, le corps expéditionnaire qui doit assurer la tranquillité d'un territoire qui est en proie à une piraterie à grande échelle. Il comprend : un régiment de la Légion, un régiment de tirailleurs algériens, un bataillon de chasseurs alpins (jusqu'en 1888), un bataillon d'infantérie légère d'Afrique, un régiment de marsouins, et des détachements d'artillerie et de génie dont fait partie Joseph. Ces unités sont renforcées par environ 1800 tirailleurs tonkinois. Elles peuvent compter, dans le delta, sur le soutien des canonnires de la Marine. Les troupes métropolitaines sont composées en majeure partie par des appelés du contingent.

Oui, notre artilleur fait bien partie des appelés du contingent. Côté camarades de l'Artillerie de Marine, il reste avec ses "pays".. Bien que peu aguerri, il a pu être au combat avec des "marsouins", ces fantassins de la marine qu'il reconnaît maintenant comme des bretons. Quand sa compagnie a appuyé des actions de fantassins Joseph n'arrive pas toujours à déterminer l'origine des autres sections. Il s'y fait vite. Avec un brin de fierté on se sent français en voyant des chasseurs alpins. Sur le bateau, il avait rencontré des gars comme ceux-là. Et, très rapidement, il reconnaît aussi les tirailleurs algériens, farouches au combat mais timides à la pause, les sénégalais, gais comme des pinsons mais fidèles aux consignes données et doués d'une force extraordinaire et aussi les légionnaires, qui auraient plutôt tendance à en rajouter, comme on dit. Mais attendez, il y a même des tonkinois et plus étonnant encore, certains d'entre eux sont catholiques! Tous ceux-là parlent un français très approximatif qui se résume pratiquement au langage militaire. Jésus, Marie, Joseph! c'est la Tour de Babel! Il est très étonnant de voir la force et l'endurance que ces tonkinois, malgré leur petite taille, peuvent développer. Ce sont eux qui poussent et qui tirent les canons dans la boue des rizières; Ils sont sans cesse en mouvement et ne montrent pas de signe de fatigue. leur calme est déconcertant. Comment font-ils? de quoi se nourrissent? Ils ne mangent pratiquement que du riz cuit à l'étouffée sur des fourneaux de fortune et qu'ils portent à la bouche à la main. II y a des plantations de riz partout dans les plaines alluvionnaires irriguées par le fleuve rouge. Au mois de juillet, elles dessinent d'immenses rectangles jaunes; ce n'est pas facile pour une troupe armée à traverser ces digues et canaux. Comment cela serait-il possible sans l'aide de ces tonkinois?

Qu'a t-on demandé à Joseph au Tonkin?

Est-il allé sur le delta à bord d'une canonnire pour soutenir des actions terrestres? A t-il participé à des combats avec les marsouins dans les unités d'artillerie et de génie?

Ces questions-là resteront sans réponse, enfermées dans sa mémoire. Joseph n'a pas dû rester à l'abri car il est nommé maréchal des logis le 16 septembre 1888. Comme tous les participants à la campagne militaire, il reçoit la médaille commémorative du Tonkin le 20 mars 1889. L'été suivant, il s'embarque pour la France où il se retrouve le 31 octobre en congé renouvelable.

 

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