ANNEE 1902: SEJOUR AU PAYS
Chers cousins, il y a un temps pour tout...
En ce qui concerne les frères Pleyber il y a un temps pour l'histoire de la France lorsqu'ils sont dans les Colonies. C'est une histoire qui n'a pas de grand "H" pour eux car ils vivent les événements au jour le jour, ici ou là. Nous en avons parlé : c'est bien à l'expansion de l'Empire français que nos léonards, fils de Jean et de Marie, ont été amenés à participer dès qu'ils furent happés par leurs obligations militaires.
Mais il y a aussi un temps pour le "retour au pays" bien que celui-ci soit parfois très bref. Dans ces moments là, l'aventure, à laquelle la Mère Patrie les a conviés et les conviera encore perd d'une certaine actualité. On peut se demander de quel " pays" il s'agit dans la tête de nos militaires: la France, la Bretagne où le Léon? En cette année 1901, il y a belle lurette que les attaches léonardes se sont distendues par le déplacement de la famille de Jean et Marie Pleyber... La dernière naissance " Pleyber et léonarde" est celle de Jean Baptiste, l'ainé de Joseph et de Jeanne Goavec, à Saint Pol de Léon en 1894. C'est sans doute, de ce coin-là qu'ils aimeraient pouvoir parler mais, au fur et à mesure que leur enfance s'éloigne, c'est une image plus globale de la Bretagne s'impose à leur esprit.
Bien sûr, le pays
de Léon ne saurait être gommé de leur mémoire. Être
léonard permet d'être différent dans ce monde
en pleine évolution; permet de sentir ses racines, de
rester fier et indépendant et, peut-être même dans certaines
circonstances difficiles, de braver la Solitude ... Ils se savent donc Léonards
ces Pleyber. Au fond d'eux-mêmes, ne sont-ils pas quelque peu nostalgiques
lorsqu'ils se souviennent des anciennes armes de Saint Pol de Léon - "d'or
au lion morné de sable, qui est léon, tenant une crosse de gueule
de ses pattes de devant!' ou lorsque résonne dans leurs têtes la
fameuse devise de Morlaix: "S'ils te mordent, mords- les". Sans doute
n'oublient-ils pas ceux qu'ils appellent toujours leurs "pays"? Et
pour cause: il reste toujours des cousins blottis au creux des monts d'Arrhée.
Ce sont les cousins Marchaland. Catherine Pleyber, soeur de Jean le douanier,
a épousé un "pays" en la personne d'Yves Marchaland.
Celui-ci est artisan et exerce le métier de cordonnier. Pas moins de
neuf petits cousins habitent sous leur toit à Plounevez-Lochrist situé
là où passent et la route et la voie ferrée qui relient
Brest à Morlaix. Cette paroisse est proche du berceau familial des Pleyber,
là où vivaient les grands-parents Paul Pleyber et Anne Loussot.
Ces anciens avaient vécu à Trézilidé, paroisse où
étaient nés Jean le douanier et Catherine, puis ils avaient "émigré"
à quelques 6 kilomètres de là, à Saint Vougay où
était née leur troisième enfant Anne. Voilà une
paroisse bien chargée d'Histoire par la proximité du célèbre
château de Kerjean, datant du 16ème siècle. Paul y aurait-il
été jardinier? Qui peut le dire? Une certaine légende familiale
laisse à le croire. Ce château est bien imposant derrière
ses fortifications; il est quelque peu austère aussi: mais contre quels
ennemis dresse-t-il encore "son enceinte fortifiée, cernée
par de douves profondes, flanquée de bastions puissants, creusée
de spacieuses casemates"?
Au pays de Léon toujours, il y a aussi les cousins Leroux, assez nombreux. En effet, Marie, femme de Jean le douanier, est la deuxième fille de Joseph Leroux et de Marie Cueff. Cette famille avait vu naître neuf enfants entre 1840 et 1850. Ils avaient eu la peine de perdre les deux derniers enfants, jumeaux, en bas âge. Et comme malheur supplémentaire, il y avait eu le décès de Marie en 1851. Cela avait été bien du souci pour Joseph Leroux d'avoir à élever les sept enfants restants. Marie Leroux en avait su quelque chose puisqu'elle avait bien souvent dû tenir la maison de la famille. Cela ne l'a pas empêché de devenir et d'exercer le métier de couturière.
A son retour du Soudan en mars 1901, Joseph avait retrouvé ses parents et son petit Jean à Lorient. Bien qu'affecté à Brest, c'est à Lorient qu'il est lui-même domicilié au moment de son mariage en février. On peut bien dire "retrouvé" car c'est là que grand père Jean a pris sa retraite depuis cinq ans environ. Souvenez vous Cousins! c'est dans cette ville que Marie, âgée de vingt-cinq ans, s'était mariée en 1897. C'était donc cette année qu'elle avait quitté ses parents pour fonder une famille à Orléans avec le beau moustachu : François Morel. Celui-ci, alors âgé de trente-deux ans, y avait un emploi stable comme employé de commune. Depuis, deux enfants étaient arrivés dans ce foyer: Renée, née le 26 juin 1898 à Orléans et Henri, né le 27 janvier1901. Ils avaient encore déménagé pour la naissance du dernier car celui-ci était né à Coudray-Macouard où François a trouvé un nouvel emploi.
Oui,
le temps passe vite! mais, si vous le voulez bien, rappelons nous encore de
l'année 1896: elle avait été dramatique pour la famille
alors que les deux aînés étaient aux colonies. Joseph se trouvait
en Cochinchine alors que Charles était au Sénégal. En effet,
le mois de février avait été marqué par le décès
de Jeanne, femme de Joseph, laissant ainsi son fils Jean orphelin de mère.
Puis le mois d'octobre suivant avait vu le décès de Marie Ernestine,
femme de Charles, laissant seuls les deux enfants, Charlot et Jobic. Qu'étaient
devenus alors Jean, Charlot et Jobic ? L'heure de la retraite avait sonné
pour Grand-Père Jean. C'était ainsi que l'ancien contrôleur
des douanes et sa famille s'était fixés à Lorient où
ils avaient recueilli leurs petits enfants. Aucun d'entre eux n'avait vraiment
connu sa maman. Sans doute les deux aînés, Charlot et Jean, garderont
quelques souvenirs de ces cruelles disparitions. Ils en ont parle à
Jobic qui soutiendra mordicus, quelque dizaines d'années plus tard, avoir
des souvenirs de sa mère bien qu'il n'ait été âgé
que de six mois lors de sa disparition! Grand Mère Marie, qui avait peu
connu sa propre maman, sait répondre aux questions des petits et calmer
leurs angoisses enfantines.
Lorient! voilà bien un nom de ville qui ne cache pas son origine. Soleil d'Orient devrait-on dire, paraît-il, du nom d'un navire sorti vers 1650 des chantiers navals de Port-Louis. En fait, Port-Louis fut à cette époque victime de son succès commercial car sa rade était devenue trop petite pour accueillir les très nombreux bateaux venant décharger leurs cargaisons embarquées dans ces Indes Fabuleuses. On le sait peut-être encore: la ville nouvelle de Lorient fut créée en 1666 pour la Compagnie des Indes par Colbert à l'occasion du rachat du privilège de l'ancienne Compagnie de Madagascar qui assurait les liaisons avec l'Extrème Orient. De ce fait, la marine et le commerce, qui étaient "choses de la Province devinrent choses d'Etat"... avec les avantages et les inconvénients dus à ce système centralisateur. Contre une certaine perte d'autonomie c'est la prospérité pour cette ville grâce à la croissance du commerce des épices, des étoffes, des tapis, des porcelaines et autres matières précieuses venues d'aussi loin que la mer de Chine. Ce commerce international si florissant profite, en fait, d'un véritable monopole d'Etat sur le transport maritime. Le temps passe et l'Histoire s'écrit avec le destin de la Bretagne de plus en plus lié à celui de la France... La ville subira les aléas des guerres de la Révolution et de l'Empire qui ruinent le commerce international par l'isolement de la France survenu au moment du blocus.. L'Etat a ses propres impératifs : Napoléon Ier fait alors de Lorient un port militaire en 1804. Depuis cette date, c'est surtout la Marine qui a soutenu l'activité de la ville. D'autant plus facilement que l'avènement de la société industrielle a été l'occasion pour les militaires de fourbir de nouveaux bâtiments de guerre grâce à l'industrie métallurgique. L'Enclos de la Compagnie des Indes, situé sur le port de commerce, a été transformé; il abrite désormais l'arsenal. Les bassins attenants ont une taille suffisante pour recevoir de grosses unités. Grâce aux moyens modernes mis à sa disposition, l'ingénieur militaire Dupuy de Lôme est à même d'inventer et de construire le premier vaisseau de guerre à vapeur, le Napoléon, en 1840 puis quelques années plus tard en 1858 d'innover une seconde fois avec le lancement de la Gloire, première frégate cuirassée. Dupuy de Lôme est un enfant du pays puisqu'il est né à Ploërmel, ancienne résidence des ducs de Bretagne. Ainsi participe t-il à l'essor de cette ville essentiellement tournée vers l'avenir. L'autre volet du dynamisme lorientais est constitué, depuis le début du XIXème siècle par l'intense activité de la pêche. Le développement de cette activité est probablement dû à des initiatives locales. Ce que l'on pourrait appeler le génie lorientais a saisi l'opportunité de l'invention toute récente (1804) de la conserve à l'huile pour créer de nouveaux débouchés commerciaux aux produits de son nouveau port de pêche. Celui-ci dispose de deux bassins : l'un est grand: c'est le Grand Bassin et l'autre est petit.. c'est le Petit Bassin!
Ma
doué! où aller "pardonner" dans cette ville industrielle?
Quand on est né dans le Léon, où tant de clochers, de calvaires
et d'ossuaires situés au détour des chemins vous invitent au "pardon",
peut-on retrouver ici cette ambiance de ferveur collective ou, du moins, s'abandonner
à quelques instants de nostalgie salvatrice en contemplant de naïves
sculptures évoquant les légendes du temps passé? Monseigneur
- poussez donc jusqu'à Larmor-Plage. Là, des apôtres vous
attendent sous le porche de l'église comme pour vous inviter à
pénétrer dans ce lieu. Approchez vous de l'autel des Juifs. Là
vous trouverez un très joli retable du 16 ème siècle
où ont été rassemblés, sur les pentes d'un calvaire,
une bonne quarantaine de personnages pittoresques. Leurs mimiques, si expressives,
pourraient bien vous faire réfléchir quelques instants sur la
grande diversité de la condition humaine.. Mais... peut-être préféreriez
vous sentir le vent du nord sur une des magnifiques plages qui bordent la cité.
Ne vous étonnez pas alors si trois coups de canon déchirent le
bruit du ressac et que tinte ensuite le son d'une cloche voisine: c'est un bâtiment
de guerre en partance qui salue Notre Dame de Larmor et c'est le recteur qui
lui répond à sa manière. Regardez bien alors l'église
: le même recteur fait hisser le drapeau tricolore. Ah République,
quand tu nous tiens...
Toutefois,
rien ne vous oblige à aller à Larmor-plage .Si vous acceptez,
sauf votre respect Monseigneur, de vous serrer comme une sardine sur
une embarcation, vous pourrez prendre une vedette pour traverser la rade de
Lorient et atterrir après quelques minutes à Port-Louis.. C'est
juste en vis à vis de Larmor-Plage. Les deux cités placées
ainsi en " pince de homard" surveillent l'étroit chenal qui
mène à la vaste rade de Lorient.Ce sont deux lieux bien différents
l'un de l'autre. A Port-Louis, une construction ancienne s'impose d'emblée.
Ce n'est point un monastère mais une citadelle dont la construction fut
entreprise en 1590 par un espagnol, nommé don Juan del Aguilla. Alors
dites-vous, voilà qui peut étonner! En effet... que faisaient
donc ces Espagnols en ce lieu? Eh bien - Monseigneur - c'était
pour venir soutenir le duc de Mercoeur, gouverneur de Bretagne il est vrai,
contre ces rebelles protestants qu'il voulait chasser. Ceux-ci avait
eu le front de rassembler leurs forces dans Port-Louis, ville sainte à
leurs yeux. Enfin ... encore l'Histoire, toujours des histoires et pas toujours
celles que l'on attend...
Mais, revenons aux années 1900: la citadelle de Port-Louis reste fermée au public. Elle a pour fonction d'accueillir des prisonniers politiques importants que l'on ne veut pas voir s'échapper. Un des plus célèbres est un citoyen suisse, capitaine d' artillerie qui y avait été enfermé en 1836 avant d'être expédié manu militari à Rio de Janeiro. Plus tard, on entendra encore parler de lui puisqu'il s'agit de Louis Napoléon Bonaparte (effectivement naturalisé suisse depuis 1832). Il était bien persuadé, malgré son changement de nationalité récent, que la France avait besoin de lui. Cette incarcération faisait suite à sa première tentative de coup d'état qu'il avait fomenté en soutenant la mutinérie du quatrième régiment d'artillerie stationné à Strasbourg. Puis ce fut au tour de quelques "communards" en partance pour l'exil, d''être enfermés dans la citadelle.
Comme à Lorient, il y a un port de pêche très bien aménagé dans la jolie rade de Port-Louis. Celle-là même qui servit, au quinzième siècle, à établir le commerce avec l'Extrème Orient. Ce port est alors en pleine activité. La ville est plaisante. Elle apparaît comme un havre de tranquillité comparée à sa grande voisine en plein travaux de modernisation avec la construction du tramway. Un certain charme émane de ce lieu. Allez donc rue des Dames ou rue de la Pointe. Vous aurez sûrement envie de rentrer, sans manières, dans une de ces maisons serrées les unes contre les autres et d'y boire une bonne bolée de cidre avec leurs si aimables habitants.. Ou alors ... sortez de la ville si vous en avez le temps: de belles plages entourent ce site exceptionnel; les lorientais ne manquent pas de s'y rendre aux beaux jours pour faire trempette et, pour certains, pratiquer quelques-unes des activités physiques en vogue..
On
le voit: cette ville de Lorient a un tout autre passé que celui de Saint
Pol de Léon. Il s'agit d'un port militaire associé à un
port de pêche très actif où se développe l'industrie
de conserve. Ici, il n'y a point de ruelles confidentielles bordées de
haut murs protecteurs. Dans les quartiers anciens, ce sont plutôt quelques
chemins plus ou moins bien entretenus. La maison familiale devait être
située dans un de ces quartiers, au 35, rue Duguesclin plus précisément
si on en croit ce qui est marqué sur l'acte de mariage d'Henri. Tout
cela a été bâti sans plan d'ensemble, au gré des
acquisitions et des ventes des gens. C'est une vieille rue, qui est sans doute
peu ou mal pavée. Cette rue serpente à travers l'arrière pays depuis
Ploëmeur pour accéder à l'Enclos de la Marine en évitant
le port de pêche. Depuis 1896 la municipalité affiche une volonté
délibérée de doter la ville de quartiers organisés
de manière moderne. Ce plan est ambitieux puisqu'il prévoit ni
plus ni moins de doubler la surface de la ville. Pour cela, on n'hésitera
pas à démanteler les remparts pour y implanter de nouvelles rues
desservant des immeubles bien séparés les uns des autres .Ces
quartiers s'appellent l'Eau Courante, le Cours Chazelles; ils sont en continuité
avec la ville à Kerentrech au nord. Il a été prévu
de relier entre eux les quartiers de la ville ainsi que les bourgs voisins par
un réseau de tramway. Celui-ci ne comptera pas moins de quatre lignes.
Le tout s'étendra sur 23 kilomètres. Dans ces années 1900,
les travaux d'implantation des voies et de repavage des rues vont durer plusieurs
années au grand dam des habitants qui se demandent souvent comment circuler
dans ce fatras de chantier. Le tout est vraiment nouveau: il s'agit d'un tramway
à propulsion électrique qui est alimenté par sa propre
centrale! Les premiers essais ont eu lieu en octobre 1900. Puis, c'est la mise
en circulation de la première ligne. Elle permettra d'aller de Lorient
à Ploëmeur. En 1901, le chantier du tramway a bien progressé.
La famille Pleyber peut goûter aux joies d'un voyage rapide en tramway sur une
des trois lignes ouvertes en début d'année.
La maison familiale, où ont pu se réfugier les petits enfants, est bien remplie. Madeleine est là aussi; elle a tout juste vingt ans. Madeleine a sans doute été gâtée dans sa jeunesse. Elle est heureuse. Elle a reçu une certaine éducation qui fait qu'elle sait chanter à merveille, joue fort bien du piano. Il ne s'agit pas de danser car la pratique de ce divertissement est fortement déconseillé par l'Eglise. Rien n'est sûr, chers cousins, mais elle a pu être inscrite à l'école des Dames de la Retraite. Empruntons, si vous le voulez bien, les souvenirs d'enfance de Mme X, qui vivait à Lorient en 1900: "je me suis toujours rappelée les noms aristocratiques et tellement bretons de la Supérieure et de nos professeurs respectifs. La Supérieure, dont j'ai gardé un souvenir ineffaçable, comme d'un énorme meuble, qui se déplaçait avec une extrême difficulté et toujours escortée d'autres formes semblables. C'était la mère de Kérenfleck!.. aussi la mère de Kerméran .. ou encore la mère de Guérenguer: en dehors du travail intellectuel, il fallut penser aux arts d'agréments. Cela allait de pair. A cet âge , on commençait évidemment le piano."
Ainsi se sont noués, pendant ces quelques années, des liens privilégiés entre les petits neveux et leur si exubérante tante Madeleine. Elle a pu les amener, les jeudis ou dimanches de beau temps, jouer au jardin du port. Celui-ci était réservé au personnel de la Marine. Mais la grande sortie consistait à aller en vedette sur la plage de Port-Louis. Comme on le sait, la courte traversée en vedette se fait en étant entassés comme des sardines dans une boite. Pendant le voyage, on entend souvent les dames dire "un jour on fera naufrage!". Un kilomètre à pied et on se retrouve sur la plage. Sur le parcours, quelque chose les intrigue à chaque fois qu'ils passent : il y a un terrain de jeu pour grands: quatre joueurs placés aux quatre coins d'un terrain rectangulaire; ceux-ci sont munis de raquettes, se lancent des balles par dessus un filet en poussant de cris bizarres comme "reedii" ou "a-out"... enfin de l'anglais sans doute! Un drôle de jeu, que Madeleine ne peut pas vraiment expliquer aux enfants. Cela s'appelle le tennis. Depuis l'an dernier, les journaux ont relaté les faits et gestes de champions au cours d'un tournois annuel international qui s'est déroulé pour la première fois en Angleterre. On parle de Coupe Davis. Une fois arrivés sur la plage et à l'heure donnée pour le bain, on peut se tremper quelques minutes en toute sécurité grâce à une corde à laquelle on se tient. On peut faire cela surtout quand les pères sont là. C'est à tour de rôle car il leur arrive très peu souvent d'être ensemble au pays. Chaque fois c'est l'occasion pour celui qui est là de jouer le paternel en l'absence du frère éloigné, qui se trouve aux colonies. Joseph, en particulier, excelle dans ce rôle, lui qui aime tant raconter aux grands des histoires un peu "limite" comme on dit. Il apprend aussi aux enfants quelques chansons comme : "quand j'était petit, je n'était pas grand... je montrais mon c... à tous les passants". Je ne vous dis pas la tête de Grand Mère quand Jobic lui rapporte "tu ne sais pas grand mère que tonton Joseph dit des gros mots et ce qu'il m'a appris aujourd'hui... " enfin, voyons Joseph!"
Charles Marie est depuis le Ier avril 1900 au Tonkin. Nous ne savons rien de René si ce n'est qu'il a du s'engager dans la Royale en 1890. Quant à Henri, il est sous les drapeaux depuis 1894. Comme ses frères, il s'est engagé dans l'Artillerie de Marine après son service militaire. Comme ses frères aussi, il a opté pour la filière de conducteur de travaux. Ainsi se trouve-t-il affecté dans une Compagnie de Génie de la Marine. Pour l'instant, sa Compagnie fait partie du 1er régiment d'Artillerie basé à Lorient. Il est probable qu'il passe ses permissions à la "maison". Il lui arrive d'inviter quelque camarade esseulé à venir partager le repas familial. Madeleine n'y sera pas insensible... Ajoutons que durant ces années les aînés restent domiciliés chez leurs parents. En effet, ils sont bien souvent aux colonies et ne reviennent au pays que pour quelques mois. Il existe donc un "domus familial" à Lorient. C'est important pour les trois cousins car c'est la maison de leurs premiers souvenirs d'enfance. Ils ont trouvé là des grands parents toujours présents pour s'occuper d'eux : ils ont vécu le retour des pères et leur départs successifs au delà des mers. C'est une ville où ils ont été à l'école et où ils ont eu leurs premiers camarades.
Au cours de l'année 1901, Joseph a certainement pu aller souvent à Lorient retrouver ses parents. On le sait, depuis son mariage au mois d'avril, il est maintenant accompagné de Marie. Il est heureux, l'officier d'administration de deuxième classe Joseph, car il avait entretenu avec elle une longue correspondance ces deux dernières années avec le ferme espoir de voir se réaliser leur union. Maintenant, il a pu reconstituer une famille et donner à son fils Jean un foyer avec père et mère. On a des nouvelles des cousins par alliance: Hyacinthe Morel, beau frère de Marie s'est marié avec Adélaïde Laffon au mois de juillet. Mais, les nouvelles du "pays" ne sont pas joyeuses : en effet, le beau frère de Jean,Yves Marchaland n'a rien trouvé de mieux que de décéder le jour de Noël de cette année laissant à la charge de sa femme Catherine, soeur de Jean, pas moins de neuf enfants!
L'année
1902 s'ouvre sur de meilleures augures que la précédente:
en effet, le 16 janvier, c'est le mariage de la petite soeur Madeleine, âgée
de 22 ans, avec Louis Delfollie! Il vient du Nord puisqu'il est né à
Henin. Devinez quel est le métier de ce bel homme moustachu. Eh bien,
c'est le même que celui de trois frères Pleyber : garde stagiaire
à l'Artillerie de Marine! Vous n'allez pas me dire que c'est par hasard!
Une belle noce à laquelle assiste presque toute la famille sauf Charles
Marie qui, comme vous le savez, chers cousins, se trouve au Tonkin. Le 14 février,
Jean et Marie Pleyber voit leur descendance s'agrandir avec la naissance d'Yvonne
; elle est le troisième enfant de François et de Marie qui habitent
maintenant à Saumur. Charles ne sera pas là non plus pour le mariage
d'un autre garde stagiaire de l'artillerie de Marine; celui-ci n'est autre que
son petit frère Henri : il s'en est allé, à Sablé,
épouser une "jeunesse", Lucie Solnais. Encore un beau mariage
: l'esprit de corps est présent puisque le beau frère Louis Delfollie
ne manque pas d'être témoin à leur mariage ainsi, naturellement,
que Joseph et Jean Pleyber. Oui, Lucie est une jeunesse : en ce jour du 7 avril,
elle a 19 ans. Elle a du caractère car elle se marie malgré les
réticences de ses parents pour cette union. Puis arrive une bonne nouvelle
en juillet avec le retour de Charles. Après ce séjour de 27 mois
au Tonkin, il compte bien pouvoir rester à Lorient quelques années
avant d'avoir à repartir dans le colonies. Les deux frères se
retrouvent donc ensemble avec leurs familles. Il y a trois ans, ils avaient
aussi pu se voir pendant six mois avant que Joseph ne parte pour le Soudan.
Il est vrai que Joseph est remarié maintenant. Ainsi Charles peut faire
connaissance avec Marie Ringue, sa belle-soeur, lorsqu'ils sont venus à
Lorient rendre visite aux parents. C'est pour lui l'occasion de se demander
si il ne ferait pas bien aussi de se remarier lui-même. Certes ce n'est
pas la première fois qu'il y pense."Ne serait-ce que pour donner
un toit aux enfants" pense t-il! Les grands parents ont certes une bonne
santé mais ils sont tout de même assez âgés maintenant avec
les 52 ans de Jean et les 49 ans de Marie. Après tout, à 36 ans,
c'est bien normal d'avoir une famille même si on doit souvent partir comme
cela outre mer. Lui-même y songe donc bien souvent. Maintenant que la
douleur de la perte de Marie Ernestine s'est estompée, le retour au pays
pourrait bien être l'occasion de trouver une nouvelle épouse. Mais
enfin, comme vous savez, chers cousins, ces choses là ne se décident
pas tout seul, dit-on. Il suffit de rencontrer quelqu'un n'est-ce pas? Demandez
le à Madeleine!
Avec son activité militaire et son activité de pêche, une ville comme Lorient apparaît comme une exception en Bretagne. En effet, les historiens nous rapportent que la Bretagne est une province paysanne pauvre et fortement peuplée ( 95 habitants par kilomètres carrés contre 75 en France). Contrairement à bien des idées reçues, le breton est plutôt paysan qu'il n'est marin. Le nombre de marins du commerce et d'Etat est de 65000 en 1900 pour une population totale de
Seulement un quart de la population est établi en ville. Dans les campagnes, la polyculture caractérise une activité agricole avec la production de céréales, de fourrages et de légumes. On sait que le pays de Léon a su se reconvertir dans cette activité après le déclin de l'industrie du textile et que l'activité liée à la mer est principalement concernée par le commerce avec l'Angleterre.
Par
ailleurs, il faut noter l'importance de l'élevage, en particulier, celui
du cheval qui est essentiel dans l'économie bretonne. Seul cet "animal
prestigieux" permet la traction des charrois de toutes sortes sur les multiples
chemins plus ou moins carrossables de cette région humide. Il est cheval
de trait, il est postier. Comme rapporté dans le livre "le Monde
des Léonards" le cheval est connu hors du pays breton pour son endurance,
sa maniabilité et - chers cousins - si vous lisez plus attentivement
ce livre, vous saurez enfin reconnaître sa puissance, son élégance
pour ne pas parler de sa sobriété et sa tranquillité. Cet
animal fait l'objet d'une grande attention et on peut même dire d'une
grande admiration, une bête humaine en somme: "on lui parle en breton
et on sait qu'on ne dresse bien un cheval qu'en l'aimant, que l'on éduque
de la voix et non à coup de trique ou de sabot". Dès 1733,
Monsieur de la Tour n'écrivait-il pas: "C'est dans le Léon
que naissent et s'élèvent les plus grands, les plus forts, enfin
les plus précieux de tous les chevaux de Bretagne. Cette activité
est très ancienne puisque les historiens nous rapportent que c'est Colbert
lui-même qui avait créé les haras en 1665 pour les besoins
de l'armée. La foire de Landivisiau perpétue cette activité.
On peut y croiser paysans aisés, souvent des "juloded", en
affaire avec des paysans plus modestes qui leur achètent souvent le seul
cheval indispensable à leurs travaux de ferme. Certains de ces acheteurs
sont également éleveurs pour avoir des bovins ou des porcs.On
y vient de tous les coins de Bretagne; certains éleveurs sont "naisseurs"
du fait qu'ils ne conservent leurs poulains que jusqu'à l'âge de six
mois ; d'autres alors élèvent et dressent ces jeunes poulains
gardant pour eux les meilleurs étalons comme à Landivisiau même
mais aussi à Saint-Tregonnec, à Guiclan, à Pleyber-Christ
ou à Sizun. Cette célèbre foire est l'occasion de concours
désignant le meilleur étalon. Alors lisons ce que l'on peut écrire
la-dessus: "Le cheval ennoblit celui qui le chérit et l'orgueil
du cheval primé retombe sur toute la famille qui lui a sacrifié
son lait entier. Les flots de rubans de la victoire ornent la cheminée
de la maison, à la place d'honneur, avec les images pieuses" peut-on
lire.
Les quelques échanges de commerce avec l'extérieur de la Bretagne concernent l'élevage ou la production agricole mais l'économie locale tourne principalement sur elle-même en circuit fermé. D'autant plus que la circulation quotidienne se fait principalement à pied. Le Bourg rassemble les métiers de service mis à disposition des habitants des hameaux. Dans ce monde, l'argent est rare; il faut vendre pour pouvoir en disposer à moins d'exercer un métier de service: cordonniers, bourreliers, boulangers, meuniers, etc... Paul Pleyber, père de Jean le douanier, était cultivateur. Dans la famille, Jean est sans doute le premier à opter pour un métier au service de l'état alors que ses soeurs se sont mariées avec des artisans. Ainsi les enfants de Paul ont quitté une vie paysanne qu'ils avaient connue dans leur jeunesse. Ceci n'a sans doute été possible que grâce à une certaine instruction permettant une certaine ouverture sur l'extérieur. En 1900, la retraite de Jean n'est certainement pas mirobolante, mais les soldes des deux fils veufs participent étroitement à la marche de la maison. La famille a de quoi vivre en somme et de quoi tenir un certain rang. Les Pleyber se sont un peu éloignés de la vie sociale intense que connaît le monde paysan avec la proximité des familles et celle du voisinage, la nécessité d'exécuter des travaux collectifs. En fait, l'Administration est là pour conditionner la vie de famille par son pouvoir de déplacer ses employés, de leur imposer de nouvelles relations ou d'exiger les horaires de travail abracadabrantes en fonction des besoins du service. Mais cette aliénation n'est pas totale. Loin s'en faut Tout de même, celle qui organise la sociabilité est l'Eglise. Elle rythme les semaines et se trouve au centre d'un dispositif scolaire bien implanté. Elle donne les interdits. Elle est présente dans toute la Bretagne où que l'on soit, respectant les particularités de chaque paroisse. Notons, en particulier, que l'Eglise imprime une grande part des écrits en langue bretonne.
En France, dans cette république isolée parmi les diverses monarchies européennes, les tenants catholiques de la Cité de Dieu continuent à inquiéter et à contrarier les projets des tenants de la la Cité des hommes éclairés par les Lumières du 18ème siècle. En somme, une Église "Mater et Magistra" face à une Mère Patrie férue d'Instruction Publique. Sans doute ces deux entités ont-elles bien des points communs car il s'agit pour chacune d'entre elles de promouvoir l'amélioration morale de l'homme en lui donnant des raisons d'espérer le bonheur. Vaste programme! mais elles diffèrent sérieusement sur le choix et la formation des personnes à qui confier une telle tâche. Religieux et Rationnels peuvent-ils être raisonnables quand il s'agit de choisir les acteurs du changement? Dame, que c'est difficile quand chacun tient une partie du pouvoir! Peut-on écraser l'infâme sans être le Diable? Dans ce contexte idéologique et aussi dans celui du bouleversement sociétal du développement industriel l'actualité de cette "Belle Époque" est de plus en plus de plus marquée par des tensions sociales et politiques internes assez vives. La laïcisation de l'instruction publique souhaitée par Gambetta dès 1886 est bien en panne. L'arrivée du "bloc des gauches", avait remis le sujet sur le tapis vert de la négociation. Oraisons et péroraisons se suivent à l'assemblée Nationale. Cette initiative se traduit en 1901 par un règlement sur les associations qui fait l'objet d'une loi votée le premier juillet. Cette loi exige que la création de toute nouvelle association soit accompagnée d'une autorisation du gouvernement.
En 1902, cette loi rentre progressivement en application. En principe, elle
doit permettre aux religieux de s'intégrer dans la société
républicaine. Mais le texte de cette loi a donné lieu à
diverses interprétations. A la tribune de la Chambre des députés
en 1901, Waldeck-Rousseau, lui-même auteur du texte, avait déclare
que "cette loi ne touchait pas à la législation sur l'enseignement.
En principe, elle ne visait pas les écoles où des membres de congrégations
étaient employés." Alors, pour rentrer dans le cadre de la
loi, les nouvelles classes ouvertes en octobre 1901 sous la direction de religieux
sont déclarées être au service de tiers et qu'elle n'appartiennent
pas à une congrégation congrégation. Le Conseil d'Etat
consulté décida qu'une "congrégation même autorisée
ne pouvait fonder un nouvel établissement qu'en fonction d'un décret
rendu en conseil d'état". Après les élections de mai
1902, la nomination au poste de premier ministre d'un franc maçon, ancien
séminariste nantais, docteur en théologie (thèse sur Saint
Thomas d'Acquin) devenu fervent anticlérical change la donne. Il s'agit
d'Emile Combes, un des chefs du radicalisme. S'appuyant sur cette décision,
le premier ministre" fait signer au président de la République
un décret prononçant la fermeture de vingt-cinq établissement
ouverts depuis l'apparition au Journal Officiel de la loi de juillet
1901. Plus expéditif, il invite les préfets ,par la simple circulaire
du 15 juillet, à faire fermer dans un délai de huit jours toutes
les écoles, même celles qui sont installées dans des immeubles
appartenant à des tiers ainsi que celles qui, ayant été
ouvertes avant la loi de 1901, n'avaient pas sollicité l'autorisation
du gouvernement. C'est en lisant "LES NOUVELLES ILLUSTRÉES"
du 31 juillet 1902 que la famille apprend que l'application de la circulaire
ministérielle va entraîner la fermeture de 2500 écoles la plus
part tenues par des soeurs. C'est un scandale!. Pour beaucoup de bretons , il
y a de quoi au regard des services rendus par ces congrégations notamment
en ce qui concerne l'instruction des filles, qui est peu développée dans
les écoles laïques." Cette mesure a d'ailleurs provoqué
de la part des évêques et de quelques hommes politiques en vue
des protestations violentes. A Paris la foule a décidé de s'opposer
par la force au départ des soeur, un grand rassemblement est organisé
place de la concorde où, malgré le nom de cette place, des quolibets
sont échangés:"Vivent les soeurs, A bas
les
soeurs, Vive la liberté, Vive la Sociale "La Bretagne s'enflamme:
"à Loudaniel, on chasse l'instituteur laïc et on barricade l'école
libre, à Landerneau, les femmes déclarent qu'elles préfèrent
se faire fusiller plutôt que de céder enfin à Roscoff, les hommes
se couchent à proximité des écoles, sur un matelas de goémon
, une sirène prête à fonctionner en cas d'attaque" comme
dans certains départements, la foule a décidé de s'opposer
par la force au départ des soeurs. Dans telles écoles du Finistère,
les soeurs, qui avaient obtempéré aux injonctions de l'autorité
et quitté leur établissements, y sont revenues sous la garde des
populations et la gendarmerie se trouve en face de gens très surexcités
à lui résister au besoin". Un fait remarquable est" la part
très considérable que les femmes de toute condition et de tout
rang ont pris dans les manifestations diverses auxquelles a donné lieu
l'application de cette circulaire ministérielle". Les opposants
à ces mesures évoquent l'illégalité de l'execution
par l'autorité d'une simple circulaire ministérielle.Qu'à
cela ne tienne! A Paris et dans sa banlieue, les soeurs récalcitrantes cèdent
dès la parution du décret "légal" signé
par Emile Loubet, Président de la République"; Il n'en est
pas de même dans la colonie parisienne. "La résistance ne
se continue que dans les départements" annonce-t-on dans les gazettes.
Dans le Finistère en particulier, cette vague d'anticléricalisme
est très mal ressentie. a croire que le souvenir des dragonnades des bleus
est encore présent dans les esprits. Ainsi, à Plounevez-Lochrist,
les cousins ont pu faire savoir aux Lorientais que, dans certaines familles,
on envisage même d'émigrer de crainte de ne plus avoir de prêtres
et de religieuses pour éduquer chrétiennement leurs enfants. Devant
cette crainte, l'exil ne fait pas peur à ces familles implantées
depuis des siècles dans des hameaux très proches les uns des autres
d'où elles ne sont jamais sorties, sauf pour leurs garçons qui
ont fait leur service militaire. Certaines ont jusqu'à neuf enfants et
parlent de partir avec leurs parents déjà âgés... C'est
la panique dans la campagne bretonne.
En ville, où l'opinion est plus nuancée, ces nouvelles dispositions républicaines, pour regrettables qu'elles soient, n'apparaissent pas comme devant être liberticides.Toutefois, elles ne passent pas inaperçues...
En
septembre, un accident stupide causé par la mauvaise combustion d'un
poêle cause la mort de l'un des personnages les plus emblématiques
de la République: il s'agit d'Emile Zola. Son éloge funèbre
est prononcée par Anatole France: "Il voulait que sur la terre,
sans cesse un plus grand nombre d'hommes fussent appelés au bonheur.
Il espérait en la pensée, en la science. Il attendait de la force
nouvelle, de la machine, l'affranchissement progressif de l'humanité
laborieuse". C'est Zola qui avait dénoncé les compromissions
dans le procès du capitaine Dreyfus dans un article fameux intitulé
"J'accuse", publié dans l'Aurore en 1898. C'était
le début de l'affaire Dreyfus qui n'a toujours pas eu d'épilogue
en 1902. Après son deuxième procès en 1899 Alfred Dreyfus
avait vu sa peine réduite à dix ans au grand dam de ses amis.
Il a fallu qu'Emile Loubet, président de la République, le gracie
pour que retombe un peu l'émotion suscitée par ce qui apparaît
de plus comme une injustice. On sent planer au dessus de la querelle sur les
associations l'ombre de cette affaire au sujet de laquelle l'opinion publique
reste fortement divisée. Un citoyen français se doit d'être
dreyfusard ou antidreyfusard! La cassure est parfois très vive dans certaines
familles dans lesquelles on peut voir des parents ne plus se parler.
Pendant que, dans toute
la France, certains esprits se drapent dans leurs opinions politiques, d'autres,
à Paris notamment, s'intéressent à des choses plus quotidiennes,
concrètes; il convient, par exemple, de faire face aux nouveaux dangers
liés au progrès. Voyez ces nouveaux moyens
de transports pour lesquels il convient dans l'urgence de prendre des mesures
de précaution. Ainsi, après le maire de Paris, c'est "le
maire de Saint-Germain qui a été obligé de prendre un arrêté
par lequel il prescrit aux chauffeurs de ne pas traverser la ville à
une vitesse supérieure à huit kilomètres à l'heure".
Mais, en dehors des villes, rien n'arrête les tenants de la vitesse en
voiture automobile. On rapporte dans les journaux les exploits de ces conducteurs
qui participent à des courses organisées entre différentes
villes européennes. Le dernier Paris - Vienne a vu la victoire de Marcel
Renault face aux voitures de Mercedes et Benz. Certes, les risques de la route
sont limités par des drapeaux bleus pour ralentir et par des drapeaux
jaunes pour stopper. Mais la fièvre de la course est grande. Ceci amène
les conducteurs à prendre
des risques invraisemblables à vouloirs dépasser un concurrent
malgré le nuage de poussière qui supprime toute visibilité
sur des voies étroites. Les accidents sont fréquents et Louis,
le frère de Marcel, a du abandonner à la suite d'un dépassement
hasardeux. A Paris, on voit les tramways à traction animale remplacés
par des tramways à traction mécanique. Le préfet Lépine
est là, heureusement. Il vient de prendre, lui aussi, un arrêté
que les piétons lisent en frissonnant: "Les tramways à traction
mécanique, circulant dans Paris, devront être, dans un délai
de deux mois, pourvus de crics assez puissants pour soulever les essieux et
permettre, en cours de route, de dégager un corps humain engagé
accidentellement sous les voitures.".
La prévention des risques encourus par la population ne se limite pas aux accidents de la circulation. Le Dr Fauchon, à la tête de la ligue antialcoolique a lancé une campagne qui a porté ses fruits dans quelque cas. "Mais quand verrons nous se réaliser le rêve du Dr Fauchon?" s'interroge un journaliste: " L'ouvrier français du XXème siècle portant à ses lèvres une coupe où rutile le pur vin de France, tandis que d'un geste dédaigneux il repousserait la bouteille d'alcool"...
D'autres questions, plus subtiles, se posent. Ainsi la condition féminine n'est pas sans poser des questions à quelques esprits ouverts. Les femmes n'ont pas le droit de vote "car on les soupçonne de cléricalisme et de faveurs aux courants conservateurs et monarchiques". Ce n'est pas prêt de changer dans la tête des hommes citoyens. Toutefois, on sent bien que le statut de la femme pourrait évoluer. A Paris, dans certains milieux on se demande si la femme doit rester un objet de luxe. On peut lire dans la presse: " L'idéal du bonheur est en train de changer chez la femme: que sera t-il-demain? Nous ne le savons pas encore; mais il est probable qu'il sera précisément d'être de moins en moins un objet de luxe" .... "Tant que l'Amérique nous enverra des artistes pour renchérir sur notre luxe, les princes de la rue de la Paix pourront dormir tranquilles. Ils auraient tort de s'alarmer seulement où débarquerait au Havre quelque Franklin femelle."; voyez voir, chers cousins! on assiste même aux premières attaques contre le corset, mais la Faculté veille. Elle conseille aux mères de famille, soucieuses de la santé de leurs jeunes filles, de bien choisir leur corset en profitant des nouvelles connaissances anatomiques; "ainsi seront évités les maux d'estomacs, les migraines et accidents graves. La neurasthénie n'a souvent pas d'autre cause".
Il est probable que la
famille Pleyber participe peu à ces enjeux nationaux et parisiens. La
vie quotidienne apporte bien assez son lot de soucis. La fragilité de
la santé et les risques encourus par les siens, éloignés
dans les
colonies, sont suffisants pour ne pas avoir à s'occuper d'autre chose.
De plus, la situation des hommes au service de l'Etat et, qui, plus est, au
service de l'Armée pour les fils, les ont toujours obligés à
une certaine réserve. Auraient-ils un avis à donner sur la
conduite des affaires publiques qu'ils ne le pourraient pas puisqu'ils n'ont
pas le droit de voter du fait de leur fonction. Depuis leur entrée sous
les drapeaux, leurs carrières les ont amené à voyager sur
tous les continents. Ils ont, à chaque retour de colonie, l'impression
de redécouvrir ce pays qu'ils vont servir hors des frontières.
Ainsi, ce qui se passe outre mer les intéressent directement.. Comment Charles
ne se souviendrait-t-il pas de ce qu'il a vécu en Martinique lorsqu'il
apprend la catastrophe, causée par l'éruption brutale de la montagne
Pelée. Cette montagne, surmontée de son petit nuage, n'avait pourtant
rien de menaçant quand il la regardait avec Marie Ernestine depuis leur
logement du Fort Desaix . Ils avaient connu, eux aussi là-bas bien des
frayeurs lors de la tempête qui avait ravagé Fort de France en
août 1891. Puis, un mois après, ce fut la naissance de leur premier
enfant, Marguerite. Elle a 11 ans maintenant; son développement donne
toujours du souci. Est-ce que les tourments de la mère un mois avant
la naissance ont pu être la cause de cet état de santé déficient?
Mais sur le moment, il n'y avait eu plus de peur que de mal. Par contre, on
rapporte que la ville de Saint Pierre a été détruite cette
fois-ci dans sa totalité. Ses 30000 habitants ont été complètement
surpris et ensevelis sous le cendres du volcan. Un seul rescapé a échappé
à la mort; il doit sa survie au fait d'avoir été prisonnier
et enfermé dans un cachot aux murs très épais! Les articles
des journaux donnent à méditer sur le sort de certaines personnes
envoyées comme cela outre-mer. LES NOUVELLES
ILLUSTREES cite en particulier "la mort horrible de Mme Mouttet,
tombée aux cotés de son mari, victime du Devoir". Et de rapporter
un poème tiré d'un recueil de poésies publié par
son père et intitulé "Du printemps à l'automne".
Ce poème, écrit par M. A. Decouppet, pasteur, avait été
dédié à sa fille pour ses
16 ans.
Sois toujours humble et bonne ma chérie;
La femme doit s'oublier constamment;
Sois à la fois Marthe et Marie,
L'amour qui sert et l'amour qui comprend!
Ce double amour s'apprend aux pieds du Maître
Pour se trouver, il faut donner son coeur! faut mourir à soi si l'on veut naître :
Le sacrifice est le nom du bonheur.
Le bonheur, toujours le bonheur ... certains disent "au petit bonheur la chance" ...quelle vaste question n'est-t-il pas?