DE BREST à HANOÎ : RETOUR DE JOSEPH AU TONKIN
Joseph a 34 ans et et Marie 29. Ils sont heureux. A coté d'eux, le petit Jean Baptiste jubile. Il vit au nouveau foyer de son père. On s'en souvient, chers cousins, il avait été accueilli jusque là à Lorient par ses grands parents Pleyber après le décès de sa maman Marie en 1896. Pendant ces cinq années passées avec les cousins Charlot et Jobic, ces "petits gars" avaient formé une sacrée équipe et sans doute donné bien des joies et aussi quelque fois bien de soucis à leurs grand-parents. En effet, les grands parents devaient prendre toutes les décisions les concernant pendant les absences prolongées de leurs pères respectifs. Depuis près de deux ans qu'il est à Brest, c'est une nouvelle vie pour Jean-Baptiste. Aujourd'hui, il est content. Après avoir été à la messe à "Brest-mëme", comme on dit, ils vont traverser le pont tournant sur la Penfeld pour aller déjeuner chez les parents de sa nouvelle maman Marie. Madame Ringue, mère de Marie, ne sait pas quoi inventer pour lui faire plaisir. Elle n'a pas tardé à adopter le petit Jean Baptiste comme s'il était son propre petit-fils. Il est si aimable et bien élevé. Ah! les bonnes crêpes de Tante Amelina! Savez-vous que pour Noël, Jean a même reçu une orange! Le beau temps qui règne sur la ville est exceptionnel pour ce début de février car la ville est souvent couverte de brume. Le vent marin vous apporte un air que l'on trouve nulle part ailleurs, cet air du grand large, qui vous donne, lorsque vous le respirez à pleins poumons, l'impression d'être en partance pour un long voyage. C'est ce que ressent Joseph, à chaque fois qu'il emprunte le pont tournant. C'est un endroit où rien n'arrête le suroît. Mais ce jour-là, Joseph ne se laisse pas aller à une telle rêverie. Sans doute respire t-il avec précaution. La partance, si on peut dire, il l'a connaît bien depuis qu'il est envoyé de ci de là dans les colonies. Il ne l' a pas encore dit à Marie, mais il vient d'apprendre qu'il devra repartir au Tonkin le mois prochain pour 26 mois. Il espère bien ne plus avoir à s'éloigner de sa famille. Dans deux ans, il pourra choisir une affectation qui lui permette d'emmener Marie et Jean-Baptiste voir du pays. Ces 24 derniers mois passés avec Marie ont été si doux et si réconfortants. On peut rêver. Cela aurait bien pu durer encore plus mais quand le devoir et la République vous appellent ...
Heureusement, Marie s'occupe de Jean Baptiste comme si celui-ci avait été son propre fils. Joseph pourra partir tranquille sur le sort de Jean-Baptiste pendant son absence. "Ce dimanche doit être agréable pour la famille", se dit-il. Tout de même, Marie le trouve bien soucieux. "Sans doute a t-il des soucis dans son travail" pense-t-elle sans oser lui en parler. Tout cela est affaire d'hommes. Joseph sent bien que Marie se pose des questions à son sujet. Aussi, pour donner le change, ne manque t-il pas de profiter de la première occasion pour faire diversion et, par exemple, raconter une belle histoire à son Jean Baptiste. Cet enfant a un caractère rêveur, il aime bien la nature et les petits oiseaux. Rien ne lui fait plus plaisir que de se promener dans la campagne et de regarder autour de lui.
Pour l'instant, le pont tournant est ouvert. On doit attendre le passage de navires de guerre. Cette petite flotte va sortir de l'étonnant port de guerre embusqué dans les méandres de la Penfeld. C'est un spectacle impressionnant de voir passer ces vaisseaux de fer. Ces départs sont portés par le reflux de la mer dans la Penfeld, folle rivière, qui semble chasser de nombreux petits "gas" hors de chez eux. Les familles et les amis des marins sont venus saluer, à quelques mètres de distance, les partants. Rive gauche, sur le quai Tourville, les Ti-Zefs, autrement dit des gens qui habitent "Brest même". Sur l'autre rive, quai Jean Bart, les "Yannicks" qui habitent Recouvrance.
.Le temps d'attente est long; alors que faire?
"Papa, dis moi, où habitait la
princesse Azénor ?" demande Jean-Baptiste. Marie attendait bien
cette question que Jean ne manque pas de poser à chaque fois qu'ils traversent
ce pont.
"Tu vois bien, c'est en face, dans le Château, mon petit gars. Jean rêve de pouvoir y aller. mais cela est interdit aux petits garçons car les lieux sont occupés par la Marine. "La belle princesse Azenor avait été prisonnière après que des méchants aient dit du mal d'elle" et que ...
Fallait t-il raconter cette histoire de marâtre jalouse qui avait fini par persuader le prince Chunaire de Goëllo, son mari, de répudier sa femme pour sa prétendue mauvaise conduite. Fallait t-il préciser que, même son propre père, le roi Even, déshonoré, avait considéré qu'une punition exemplaire devait être appliquée à la suite d'une telle infamie: la peine de mort sur le bûcher! Certes, elle n'avait pas subi pareille torture car, le jour de l'exécution de la sentence, ses bourreaux avaient appris qu'Azenor attendait un enfant. En effet, les lois interdisaient d'appliquer un telle sentence jusqu' à la naissance... alors, les juges avaient décidé de lui laisser la vie sauve pour quelque temps. Or, son père ne voulait plus la voir et, tenez-vous bien chers cousins, il la fit mettre dans un tonneau que l'on jeta à la mer au pied du château au plus fort du jusant lorsque celui-ci rejette vers la mer toute l'eau de la Penfeld.. Ainsi disparut la jolie princesse aux yeux de sa cruelle famille...
Non, bien sûr, il ne fallait pas que Joseph s'étende sur de tels détails pour ne pas attrister son petit Jean Baptiste. Toujours est-t-il que la princesse se retrouve sur une drôle d'embarcation. Entraînée par le jusant, là voilà qui sort de la Penfeld pour passer au large de la presqu'île de Crozon. Elle s'en va se perdre vers le soleil couchant condamnée à périr dans d'horribles souffrances. Or, voici qu'un ange survient et lui dit: "Je suis là, belle princesse, ne t'inquiètes pas. Je vais rester avec toi et m'occuper de toi qui est si malheureuse dans cet équipage. Je t'apporterai à manger et bientôt tu trouvera gîte et couvert sur une île, où les habitants t'accueilleront".
Il en fut ainsi et la belle princesse "
de riche taille, droite comme une palme, belle comme un astre et cette beauté
extérieure n'était rien en comparaison de son âme"
eut la vie sauve. Plus tard, le prince de Léon et son gendre, le comte
de Goëllo, furent pris de remords. Ils étudièrent le mouvement
des flots et en déduisirent, fort justement, qu'il fallait chercher la
princesse chez les Anglais - si toutefois elle n'avait pas péri. L'espoir
de la retrouver était mince. Après de nombreuses recherches et
contre toute attente, ils la retrouvèrent enfin en Irlande. Elle vivait
pauvrement dans un hameau comme lavandière pour nourrir son fils Budoc. Il
a été baptisé Budoc. C'est bien naturel puisque ce prénom
veut dire "sauvé des eaux" en breton. Las!
on raconte que la princesse Azenor, de santé fragile, de retour sur la terre natale ne put résister
longtemps et que son fils
Budoc put être élevé dignement par son grand père,
le roi Even. Ce dernier le le confia à Magloire, évêque de
Dol, qui lui permit de devenir un moine érudit. Budoc prend la suite
de Saint Magloire lorsque celui-ci abandonne sa charge. Avec ses compagnons,
Budoc fondera le premier monastère-université d'Armorique qui
formera de nombreux prêtres qui iront évangéliser les cotes
de la Bretagne. Nous sommes au sixième siècle.
Au cours des siècles, l'Histoire continue à s'écrire naturellement
et, chers cousins, elle n'imprime pas forcément les moments les plus
sereins. Faut-il le répéter mais c'est un fait: la situation de
"fin de terre" de Brest est exceptionnelle par l'enjeu stratégique
qu'elle représente. On ne s'étonnera plus alors que Louis XIV
ait demandé à Vauban de protéger ce site contre toute attaque
venant de terre ou de mer. Ainsi, près de sept kilomètres de remparts
vont confiner quelques deux cents hectares autour des rives de la Penfeld.
C'est dans cet enfermement que s'est forgée l' âme brestoise, me semble t-il, chers cousins. Son destin est incontestablement marqué par la présence de la Marine qui s'est traduite par une véritable appartenance à la "Royale". Ses rêves sont bercés par l'aventure du Grand Large. Parlez donc à quelque brestois nostalgiques de La Belle Cordelière. Cela ne date pas d'hier mais quand même: à "Brest même" on peut se souvenir du jour de la Saint Laurent le 10 août 1521. 300 invités dansent sur le pont de ce splendide navire qu'Anne de Bretagne venait d'offrir à son duché. Les invités jubilent car cette belle fête est pleine d'entrain ... Voilà que, sans prévenir, la flotte anglaise attaque et met le feu au navire. La situation est désespérée. Alors, " Le Commandant Hervé de Primauguet crie à son équipage et aux invités pour les exhorter à bien mourir : nous allons fêter Saint Laurent qui périt par le feu!" .
Oh ..."combien de marins, combien de capitaines sont partis .... pour de fameuses expéditions. On peut citer Bougainvilliers en 1766, Kerguelen en 1773. Pour un voyage sans retour de La Pérouse avec ses deux navires La Boussole et l'Astrolabe (500 hommes, dont quelques savants, partis le 1er août 1785 pour une mission de reconquête du Canada voulue par Louis XVI. Citons aussi ceux qui participèrent à la Guerre d'Indépendance Américaine au cours de ces mêmes années 1773 à 1785: De Grasse, d'Estaing, Lamotte-Piquet, Guichen d'Orvilliers et bien d'autres qui aidèrent ainsi à la reconnaissance officielle des Etats-Unis d'Amérique.
En 1799, un événement se produit
qui a de quoi consoler nos nostalgiques brestois: cette fois-ci ce furent les
marins bretons de la Surveillante qui en remontrèrent aux marins
anglais du Quebec, qui avaient eu l'impudence de leur lancer un défi.
Probablement, ces anglais-là n'avait pas encore digéré le concours
des français à la guerre d'indépendance des américains!
Le combat s'engage et c'est à hauteur d'Ouessant que le Québec est détruit et disparaît dans les flots. Le commandant de la Surveillante
s'appelle Du Couedic. Après le combat, il a deux balles dans la
tête, une dans le ventre et un bras fracassé. Son équipage
le supplie de quitter la dunette : "Laissez donc, il y a deux heures
que je suis mort !"
En ce début du XX ème siècle, malgré les turbulences de la vie moderne, il est encore très facile d'échapper au présent dès que l'on sort de chez soi. Bien des ruelles portent de noms qui illustrent cette histoire de Bretagne tellement liée à celle de la France. Jugez-en vous mêmes: aux noms déjà cités s'ajoutent ceux de Du Guesclin, de Suffren, de Duguay-Trouin, et beaucoup d'autres encore.
Oh Brest, ville d'exception!
Toutefois, Brest, haut lieu de légendes et où résonnent
encore de glorieux exploits maritimes, s'est transformé au fil des deux
derniers siècles. Brest aurait-il été dédaignée
par les instances parisiennes? Toujours est-il que ce lieu extrême, si
l'on peut dire, avait reçu la triste mission d'héberger un bagne entre
les années de 1750 et 1850. Jusqu'en 1815, on a pu assister à l'arrivée
les longues chaînes de bagnards portant le collier de fer. Le cours Dajot témoigne
du travail de ces renégats puisque ce sont eux qui l'ont construit.
Cet établissement fut l'objet de crainte de la part des habitants qui
tremblaient chaque fois que retentissait le bruit du canon. Cela signifiait
qu'un ou plusieurs bagnards s'étaient échappés et qu'il
convenait de s'enfermer chez soi à double tour de peur d'être attaqué
par ces dangereux fugitifs. On le sait, le souvenir de cette époque s'est
perpétué dans l'expression bien connue des bretons Tonnerre
de Brest! qui exprime un certain sentiment d'étonnement mêlé
de stupeur.
Puis, après ce funeste épisode, la ville s'ouvre résolument vers l'avenir. Des grands travaux sont décidés en vue de profiter de la profondeur de la rade. Brest a l'ambition de devenir un grand port transatlantique. C'est en 1861 que s'ouvre les grands travaux du port de commerce sur la rive gauche de la Penfeld, au pied des remparts par le comblement de l'anse de Porstrein. Pas moins de quatre-vingt hectares de quais et de bassins sont mis en chantier pour devenir ce qu'on appellera le port Napoléon. La proximité de la gare est d'une grande utilité pour faciliter le transit des marchandises entre la mer et le continent. Dès 1867, l'accostage du plus grand navire de l'époque, "le Great Eastern", illustre cette nouvelle ambition. Par cette opération, le port de commerce situé à "Brest même" a été séparé du port militaire qui reste sur la Penfeld dans le quartier de Recouvrance. Recouvrance? c'est le domaine de la Marine. Remarquons qu'à "Brest-même" on parle plutôt du quartier de la Royale pour désigner Recouvrance bien que "la Royale" désigne essentiellement le corps quelque peu aristocratique des "navigants". Enfin, voilà comment les Ti-Zefs de la rive droite et les Yannicks de la rive gauche se côtoient.
Joseph a tout de suite connu ces différences lorsque, jeune engagé, il sortait en ville. Certes, la Marine est une grande famille et, peu ou prou, Joseph s'est plutôt lié à des Yannicks qu'à des Ti-Zefs. Cela ne l'a sûrement pas empêché de suivre avec intérêt les grands travaux du port de commerce qui se sont terminés en 1889. Chaque voyage par le train lui donnait l'occasion de passer à proximité du chantier et de voir l'évolution des travaux. Il se souvient de leur fin. A cette époque il était parti rejoindre l'escadre de l'amiral Courbet au Tonkin.
Le logement de la famille Ringue est situé
dans le quartier de Recouvrance. C'est un des quartiers les plus anciens de
la ville, à l'origine un village de pécheurs situé
à l'embouchure de la Penfeld sur la rive droite. On y circule dans de
vieilles ruelles qui montent en pente douce jusqu'aux abords des installations
militaires. Les sabots des passants résonnent sur les chemins pavés
depuis fort longtemps. Joseph et Marie évitent de passer par certaines
rues. En effet, prendre par la rue de la Porte, rue Vauban et les ruelles avoisinantes
, ce serait s'exposer à rencontrer des " matafs" en bordée fréquentant
des bars interlopes où se trouvent des filles sans réelle tenue!
Monsieur Prosper Ringue a fini sa carrière dans la Marine comme mécanicien
principal. Il est maintenant à la retraite. Lui-même et sa femme
Amelina ont toujours habité là. Ils apprécient bien leur gendre léonard. Visiblement, celui-ci aime bien leur fille pour laquelle
il a, très souvent, de délicates attentions. Et puis, l'homme
a de quoi plaire. Il porte beau, notre officier de la Marine et ce n'est pas
une chose que leur fille pourrait mettre en doute! Une moustache à faire
pâlir un mameluk, un bel uniforme à brandebourgs, toujours tiré à quatre épingles :
voilà qui pose un homme! Et puis, sa compagnie est agréable: il
a toujours une histoire extraordinaire à raconter... et avec quel talent!
Ses différents voyages dans le monde et son penchant naturel pour séduire
nourrissent son imagination. La réunion familiale est réussie
par l'affection et l'estime que se témoignent les uns et les autres.
Après cette belle journée, le dimanche premier mars est vite arrivé, Joseph à du s'embarquer pour le Tonkin. Il a bien promis à Marie de tout faire pour ne plus partir seul.
"Tu verras : c'est la dernière fois que nous nous quittons " avait promis Joseph à Marie en prenant le train à Brest pour Marseille..
Depuis le début de l'année 1903, seuls deux paquebots assurent la ligne d'Orient au départ de Marseille. Ce sont le Tonkin et le Tourane ( anciennement Annam). Deux splendides navires à la pointe du progrès technique. "Leur propulsion à deux hélices et leurs chaudière à triple expansion leur assurent une vitesse de 18,5 noeuds; c'est un record".
Ces paquebots ont atteint un degré de luxe et de confort suffisant pour pouvoir assurer de bonnes conditions le voyage à leurs passagers. La durée du voyage est relativement courte. Il ne faut plus que 24 jours pour atteindre Saïgon. Le trajet coûte 1700 francs en première classe. Joseph n'a guère à s'en soucier car il voyage naturellement aux frais de la princesse! (Marianne pas Azenor, pardi!)
Il apprécie ce confort ainsi que la compagnie des voyageurs et même
des voyageuses qu'il peut rencontrer au cours du dîner. Le menu est varié
et de qualité; potage, plat principal, entremets, fromage et fruits. Celui-ci
est servi à 18h"30. Il convient de s'y préparer :"Les
dames sont en robe de soirée, les hommes en habit noir et les militaires
en redingote". Tout ceci n'est pas pour déplaire à Joseph.
Le temps des grillades sur le pont à l'abri de pare-soleil en toile avec
les camarades est bien passé.
Après le dîner on peut aller au fumoir réservé aux hommes tandis que les dames et les non fumeurs vont à la salle de musique où quelques voyageurs musiciens exercent leur talent.
Pourquoi ne pas le dire?: sous les gréements s'agrémentent d'agréables agapes.
Ainsi dans l'immédiat, le temps s'écoule tranquillement pour Joseph. Pendant les 24 jours que dure le voyage, il n'aura pas de préoccupations. Il se replonge dans ses propres pensées. Il a 34 ans maintenant. C'est un âge où l'on commence à se pencher sur sa propre histoire. Son foyer a été reconstruit.Son fils Jean-Baptiste peut grandir en étant bien entouré. Par ailleurs, il se demande à quel moment et dans quelles circonstances il pourra décider de quitter la vie militaire après plus de quinze ans au service du Pays. Joseph est patriote; c'est bien comme cela qu'il envisage son activité sous les drapeaux "au service de la France" comme il aimera le dire toute sa vie. Il ne pense pas à se plaindre. Dans sa jeunesse, il a entendu parler d'abnégation ce qui permet de s'oublier soi-même.. C'est aussi le cas pour son frère Charles qui se trouve dans la même situation. D'ailleurs celui-ci, qui était revenu du Tonkin au mois en juin dernier (1902), lui avait décrit avec bien des compliments les dernières réalisations de la France au Tonkin . En particulier, à Hanoï, l'inauguration du pont Doumer sur le Fleuve Rouge par le Gouverneur Général lui-même à laquelle il avait participé un mois avant son retour en métropole. C'est un bel ouvrage dessiné par Eiffel et réalisé par la société Daydé et Pillé de Creil! D'autres importants chantiers de Travaux Publics sont en cours d'achèvement quand Paul Doumer quitte son poste, en mars 1902, après cinq ans d'intense et fructueuse activité au service de l'Etat.
La paix règne au Tonkin.
En mai 1903, Joseph débarque à Hanoï. Depuis un an, Paul Beau a succède à Paul Doumer. Avec ce nouveau Gouverneur Général, quelque doute s'est installé sur le bien-fondé d'une politique axée uniquement sur la réussite économique comme l'avait développée avec succès son prédécesseur. Aux inaugurations de fin de mandat du premier succèdent les inaugurations du début de mandat du second. Il s'agit alors de se réunir autour de monuments et autres statues symboliques rapidement mis en place plutôt que de célébrer la haute technologie française illustrée dans d'énormes réalisations de travaux publics.
Ainsi, dans les couloirs de l'Etat Major où il est affecté, Joseph
a eu quelques échos l'inauguration récente de la statue de Jules
Ferry à Haïphong. Ce dernier était décédé
en 1897 après s'être retiré de la vie politique à
la suite de sa démission provoquée par l'affaire de Langson en
1885. La République célèbre donc celui qu'elle avait écarté
de la vie publique douze ans auparavant pour le montrer en exemple à
l'endroit même où s'étaient produit des événements
qui avaient causé sa perte. Voilà bien une inauguration qui permettait
de tourner la page! Beau monument en effet. Une sculpture allégorique
le représente comme le promoteur de l'instruction publique et obligatoire
pour les enfants de la Patrie. Au cours des interminables discours d'inauguration
de la statue de Jules Ferry, une formule frappe les esprits, peu habitués
à entendre de telles remises en question: Nous sommes nous penchés
sur le peuple indigène avec une sollicitude assez attentive?Avons nous
fait assez pour effacer dans les esprits toute trace de lutte ancienne? Cette
interpellation prononcée à l'ombre d'un grand défenseur
de l'Instruction Publique en surprend plus d'un dans la foule des invités. Cela surprend et cela inquiète!
Encore des paroles de parisiens pense-t-on ici dans les cercles d'affaires de la colonie. Voilà que Paris s'intéresse au "peuple indigène". Ce peuple que l'on a mis sous notre protection contre pillards et meurtriers, ce peuple que l'on protège des grandes épidémies, enfin ce peuple à qui l'on donne du travail dans les exploitation agricoles et les grands chantiers!
La nouvelle politique ne laisse pas indifférent l'élite locale. Celle-ci formée de mandarins et de lettrés héritiers d'une très ancienne et très importante civilisation dont les vestiges récemment découverts en sont la preuve éclatante. Leurs titres ont été acquis au mérite suivant une sélection très stricte qui avait su retenir des gens de grande qualité intellectuelle.Et pourtant ces derniers notables ont perdu tout ascendant sur les populations même si le pouvoir qui leur reste n'est pas anodin. En fait, ils ont le droit d'appliquer la justice de droit commun; ce qu'ils font avec grande sévérité. Cette justice est basée sur le code annamite, lui-même inspiré du code chinois, Les sanctions sont particulièrement cruelles pour les condamnés à mort. La mort lente est déclinée sur plusieurs modes qui vont de la strangulation à la cangue ou encore à la bastonnade infligées durant des semaines. De tels exemples d'exécutions capitales maintiennent naturellement les population dans un état de crainte permanente. Pour les faibles, la France apparaît comme salvatrice en les faisant passer sous une autre juridiction dans la mesure où ils adhèrent aux nouvelles valeurs et... savent rester à leur place!
Les mandarins ont été neutralisés par l'administration coloniale qui leur a enlevé tout pouvoir économique en les remplaçant par de très nombreux fonctionnaires. Eux mêmes sont suivis par d'encore plus nombreux petits personnels interprètes ou secrétaires. Les mandarins ont accepté à contre-coeur ces transferts de responsabilités dans la mesure où la France leur garantissait une situation de nantis à l'ombre d'une monarchie inutile. Il faut dire que de nombreux exemples personnels justifient leur réputation d'êtres envieux, dépourvus de moralité et surtout fermés à toute notion de "progrès".
Par ces pratiques ancestrales et surtout parce qu'ils apparaissent comme des parasites, la réputation des mandarins et des lettrés n'est pas flatteuse dans le milieu colonial. La cruauté de ces châtiments ne scandalisent pas outre mesure l'opinion publique métropolitaine qui est habituée aux exécutions capitales "bien méritées". On ne se préoccupe guère non plus du sort réservé sur place aux ennemis de la République. Qu'est-ce que vous croyez? Ce sont ces peuples eux-mêmes qui ne valent pas tripette! Il est bien connu ici que "le Chinois est voleur (tous des commerçants), le Japonais est assassin (tous samouraïs) quant à l'Annamite, il est les deux à la fois!"
L'auteur de ces paroles n'est autre qu'un ancien gouverneur général.Il s'agit là probablement d'un" effet de manche" car ce même auteur poursuit son analyse par une description sans concession de la société civile coloniale.
"Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que l'Europe ne connaît pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de l'emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous ne fussions, nous, les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie. (...) Aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d'être la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et de toutes les justices. (...) Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiettes et les vide-goussets. Ceux qui défrichent en Indo-Chine n'ont pas su labourer en France; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut pas s'étonner qu'en ce pays l'Occidental soit moralement inférieur à l'Asiatique (...). J'ai aperçu, parmi cette plèbe coloniale méprisable, quelques individus supérieurs. A ceux-ci le milieu et le climat ont profité (...) Ils vivent en marge de notre vie trop conventionnelle (..l'éclosion de pareils hommes n'est possible que dans cette Indo-Chine à la fois très vieille et très neuve (...). Claude FARRERE, Les civilisés. Paris, P. Ollendorff, 1906.
On le voit, les avis sur les français présents dans les colonies sont très variés.
Nos militaires ont par le passé souvent eu les honneurs des journaux .On en parle moins maintenant. Pourtant, la plupart des familles françaises sont intéressées par ce qui se passe outre-mer. En effet, le contingent participe encore directement au maintien de l'ordre et à la mise en oeuvre de la politique gouvernementale de développement industriel. Cette participation du contingent devrait diminuer fortement puisque le service militaire va être ramené à deux ans. Le Tonkin est en paix .Les dangers mortels encourus viennent surtout des maladies qui sévissent à l'état endémique, le choléra, la dysenterie, la fièvre jaune.La nature est bien plus hostile que le laisse croire les images d'Épinal rapportées par quelques visiteurs en mal de romantisme. C'est moins glorieux que de nouvelles conquêtes! Les familles de métropole qui craignent ces dangers ne reçoivent les nouvelles qu'après un délai de quelques semaines nécessaires au paquebot pour faire le voyage.
Quatorze ans après son premier séjour au Tonkin comme appelé, Joseph retrouve donc cette province comme officier d'Etat Major. Dans sa position d'officier, il a une meilleure appréciation de la situation politique que précédemment. Le contexte a bien changé. Les accords de Tsien-Tsin (1885) qui avaient entériné la domination de la France sur le Tonkin ont été complétés, en quelque sorte, par un traité de protectorat avec le voisin de l'ouest, le Laos, pour protéger celui-ci contre les vues expansionnistes du Siam. Il est vrai que ce dernier pays était soutenu par les anglais installés en Birmanie et que l'incident de Fachoda était encore trop récent. Le fait d'étendre son influence au Laos permettait à la France de damer le pion à l'Angleterre en lui signifiant de rester en Birmanie! Au nord de ces deux provinces, le voisin chinois s'est montré conciliant au point de céder à l'extrème nord du Laos la province de Phong Sali avant de fixer la frontière avec le Yunnam. Cette nouvelle conquête reste due à l'action patiente et résolue d'un breton, Auguste Pavie, originaire de Dînant. Pendant plus de six ans, il avait été le seul à représenter la France au Laos pour contrer les ingérences extérieures à ce pays. Sa mission initiale était de découvrir une voie de communication entre le Mékong et le Tonkin. L'historien Pierre Montagnon le décrit comme un patriote aimant le monde asiatique qui voulait " faire du Laos un pays français".Sa méthode suivait le principe selon lequel il convenait de chercher plus à convaincre qu'à combattre". Il semble y avoir réussi puisque les dernières lignes de ses mémoires sont celles-ci: "Haute récompense : je connus la joie d'être aimé des peuples chez qui je passais". Joseph a pu constater que le souvenir de cet homme est vivant dans la région puisque l'on retrouve ces paroles sur sa statue inaugurée en 1899 à Vientiane, capitale du Laos.
Le Tonkin est une région immense. Depuis son annexion, cette province a été divisée en 17 régions dirigées par un gouverneur et un vice gouverneur. Chacune des régions est elle même divisée en quatre secteurs, dirigés par un commandant. Les campagnes ont été débarrassées des bandes de bandits, tuant et pillant sans retenue. Cette pacification ne s'est pas faite sans mal puisque l'on estime à 10000 le nombre de combattants tombés sous les couleurs de la France. Combien furent-t-ils dans les rangs adverses? En 1903, la Garde Indigène assure la sécurité dans les contrées. Le comportement des coloniaux vaut ce qu'il vaut mais l'armée assure l'ordre républicain. La loi est donc respectée.
Joseph est basé à Hanoï.
Il règne dans la ville "européenne", installée
au sud du Petit Lac, comme un air parisien depuis que Paul Doumer a décidé
d'en faire la capitale de l'Indo-chine.
Une prouesse technique affirme l'excellence des ingénieurs français, c'est le pont, qui vient d'être achevé sur le Fleuve Rouge "Song
Hong". Quand le bâtiment va, tout va! c'est bien le cas avec le chantier
du palais du Gouverneur auquel Joseph va participer directement. Mais encore,
un édifice religieux se dresse parmi la dizaine de pagodes érigées
depuis des siècles, c'est la cathédrale Saint Joseph, inaugurée
dès 1886. Tous les dimanches, des français et des tonkinois y communient ensemble.
Un établissement de société savante concrétise la
volonté de la France de redécouvrir et faire connaître le patrimoine culturel de l'Indo-Chine. C'est l'Ecole Française d'Extrème
Orient qui a pris en charge la sauvegarde des vestiges de L'Indo-Chine depuis
la découverte des ruines grandioses de la région d'Angkor.
Certaines rencontres sont possibles dans les couloirs de l'Etat Major ou dans les salons du gouverneur général, là où se discutent les grandes orientations à prendre. Rencontres protocolaires avec des hommes d'affaires de tous bords et de toute nationalité. Elles sont bien protocolaires, certes, mais la présence de personnalités tonkinoises permet une certaine ouverture sur ce monde asiatique assez méconnu des français résidents.
En ville, de nombreux "petits" tonkinois, hommes et femmes, sont employés à des postes subalternes dans les maisons, les hôtels ou les services publics. Généralement, les tonkinois remplissent de façon méticuleuse les tâches qui leur sont assignées. Peu enclins à parler, ils sont déférents vis à vis des "longs nez" qui les emploient. Sans doute certains tiennent t-ils à garder leur place et veulent éviter l'humiliation d'une réprimande ou même, pire, le renvoi qui les remettraient sous le joug de quelque mandarin local. Certains sont véritablement séduits par le modèle français qui est radicalement différent de ce qu'ont connu leurs parents. Leur extraordinaire faculté d'adaptation aux nouvelles conditions d'existence leur permet d'envisager sans angoisse d'adopter de nouvelles règles de vie. Dans la mesure où on les laisse conserver leurs pratiques ancestrales sur le plan spirituel, beaucoup se convertissent au catholicisme. .
Dans les campagnes, il y a aussi ceux que Joseph peut voir à l'oeuvre sur les chantiers de travaux publics si pénibles et dangereux. Là, malgré le climat tropical, tout le monde s'affaire. Pourtant, cette végétation luxuriante, l'eau et la chaleur qui imprègnent les corps devrait inciter à quelque nonchalance
L'armée offre aussi aux jeunes tonkinois une situation dans le régiment des tirailleurs tonkinois ou la garde indigène..
Comment mieux connaître ces indigènes? ce n'est pas en restant dans les quartiers français d'Hanoï que Joseph et son frère Charles auraient pu approcher cette âme tonkinoise. Au cours des vingt dernières années, la disparition des "caï-nhas" en bordure du Petit Lac avait permis d'assainir et de mieux organiser les nouveaux quartiers à l'européenne. Mais la vieille ville millénaire était bien restée en place. Ce sont les "36 rues" ou "36 Pho Phuong" qui témoignent d'un passé très ancien puisqu'elles se sont constituées au XIIIéme siècle. A cette époque, 36 corporations de commerçants s'y étaient établies. Charles avait évoqué devant son frère Joseph ce quartier à son retour du Tonkin en 1902. Depuis que les troubles s'étaient apaisés, on pouvait y aller sans crainte d'être attaqués. Quelle curieuse architecture! Un dédale de petites rues qui s'élargissent ou se rétrécissent pour former un immense labyrinthe. Il valait mieux avoir un guide lors des premières visites. Les constructions sont bien particulières. La plupart sont des "maisons tunnels" aux façades très étroites.. Elles ont été construites de la sorte pour éviter à leurs propriétaires de payer trop de taxes dont le montant augmentait avec la largeur des façades. Elles sont tenues essentiellement par des commerçants regroupés par produits vendus. Après son frère, Joseph a pu passer dans la rue de la Soie "Hang Gai", mais aussi dans la rue des articles funéraires dans la "Hang Quat" ou encore dans quelque-unes des autres rues si le hasard ou l'envie l'avait conduit à rechercher quelques herbes médicinales, des laques sur étoffes ou sur bois, étoffes, de la porcelaine finement décorée, des bijoux en or ou en argent. ou dans je ne sais quelle rue encore parmi les 36 spécialités promises. L'ambiance y est bien particulière. Pour peu que la brume enveloppe la ville, on est transporté dans un monde immatériel. Sans doute cette musique, que l'on entend partout en arrière plan, participe-t-elle à donner ce sentiment. Ces notes égrenées dans l'air ambiant font invariablement penser au pays! Mais non! Joseph n'y est pas ; ici, la brume est chaude, souvent chargée de pluie et ces sonorités "fébriles et sereines" ne sont pas tout à fait celles du biniou malgré quelque ressemblance. On pourrait aussi appeler ce quartier du nom des 36 parfums tant les senteurs varient au détour de chaque rue vous avertissant de ce que l'on peut trouver dans les échoppes. Lieu de sérénité? Mais non... ici, comme ailleurs dans le pays, les gens s'affairent partout et tout le temps! Ils vont, virevoltants de droite ou de gauche, leur silhouettes gracieuses avec leurs chapeaux pointus apparaissent et disparaissent dans les rues semblables à des fantômes. Ils ne prête pas vraiment attention à Joseph quand il les croise. Leur air apparaît bien souvent énigmatique. Est-ce que cela signifie qu'au Tonkin deux mondes coexistent? Toutes les impressions retrouvées à chaque visite du quartier sont fugaces, certes, mais comment Joseph pouvait-il ignorer cet univers?
L'opposition entre les deux univers est patente. Ne serait-ce que le fait que cette architecture
"transcendentale" des très nombreuses pagodes qui semble défier en silence les squelettes métalliques de
l'architecture "occidentale" qui se posaient un peu partout dans le
pays. Quelle contraste aussi entre le spectacle d'un chantier
de chemin de fer et celui de ces "nahqué (paysan) pataugeant dans les rizières derrière
leurs buffles couleur cendre"
Alors ces deux mondes sont-ils si différents?
Dans cette civilisation, la vie spirituelle parait bien différente de celle des pays européens. Pour peu que l'on y prête attention, ce qui frappe d'abord est peut-être ce culte persistant des ancêtres qui est beaucoup plus quotidien pour ne pas dire plus intime que celui que Joseph a connu en Bretagne. "Vous avez bien la communion des Saints mais pour nous", aurait pu lui expliquer un de ses amis tonkinois converti au catholicisme," il y a entre le Ciel et la Terre le règne des humains, qu'ils soient vivants ou morts, ancêtres ou descendants. Le culte des ancêtres est aussi essentiel que la procréation au maintien de la famille, du clan, de la nation, de l'humanité... Continuer à respecter ces croyances n'empêche pas d'embrasser la religion catholique. Chers cousins, mon ami Vong m'a dit récemment: Catholique et Bouddhiste c'est pareil !
Les historiens rapportent que les premiers immigrants chinois (viets) venus s'installer au sud (nam) de la Chine dans le delta du fleuve Rouge avaient "grande crainte" des forces naturelles mises en oeuvre dans cette région de terre et d'eau (dat et nuoc) qu'ils venaient d'investir.. Avec la survenue de violents typhons, la montée brusque des eaux pendant la mousson qui noyaient de grandes surfaces, ils redoutaient ces forces, "visibles et invisibles, favorables ou hostiles qui bouleversaient trop souvent le paysage. Ils voulurent déterminer leur nature et leurs intentions afin de se les concilier". Pour cela, ils cherchèrent à percer les mystères du Ciel, (ordre supérieur), comprendre les forces naturelles (ordre inférieur) et établir des règles de relation entre les hommes (ordre intermédiaire). La religion (Dao Giao) permettait alors de comprendre comment les événements existent, émergent ou disparaissent dans le "flux primordial". L'enseignement des trois règnes - céleste, humain et terrestre - était alors considéré comme la plus haute forme d'éducation. Chacun de ces règnes est peuplé de divinités. L'esprit du Soleil, celui de la Lune ou ceux des Etoiles sont dans le Ciel. Les génies appartiennent au règne terrestre. Ils sont très nombreux et peuplent littéralement la nature. Ce sont non seulement les génies de la Montagne, de la Plaine ou des Fleuves mais aussi ceux des arbres, des lacs et des animaux.
Au fur et à mesure de leurs expériences en terre tonkinoise, Joseph et Charles se sont certainement rapproché des autochtones et ont appris à mieux les connaître malgré la fracture existant entre les deux communautés. Les croyances locales les ont quelque peu fasciné. Ils s'en souviendront plus tard et garderont un intérêt marqué pour les peuples primitifs. Pour l'instant, Joseph reste étonné par la vénération qu'ont les tonkinois pour certains animaux doués de pouvoirs surnaturels. C'est amusant. Cela lui rappelle les contes et les légendes de Bretagne qui ont bercé son enfance. Pour les tonkinois, chacun de ces animaux porte en lui un gage de félicité: le Dragon pour la vertu et la droiture, le Phénix pour la grâce et l'immortalité, la Licorne pour le bonheur ou encore la Tortue pour la longévité. Ce n'est sans doute pas le même Dragon que le sinistre animal qui fut envoyé à la noyade par saint Pol à l'ile de Batz! Pour le Phénix "occidental", cet éternel ressuscité, il a bien quelque parenté avec son homologue asiatique Même la Licorne, par toutes les vertus que nous lui prêtons, ferait bon ménage avec son extrême-orientale cousine qui apporte le bonheur. Quant à la Tortue, bien de chez nous, sa force tranquille et sa résistance légendaire à toutes les attaques subies lui garantissent une certaine longévité. Chez nous, on sait simplement qu'elle n'est pas pressée.
Ce patrimoine spirituel primitif et" spontané" a été enrichi de trois courants de pensée dans lesquels la religion se teinte de philosophie et la morale : le confucianisme, le bouddhisme et le taoisme.
Le confucianisme a été fondé, quelques 450 ans avant notre ère, sur les enseignements du philosophe chinois Confucius. Ce courant de pensée professe essentiellement une morale basée sur le le Yin (vertu, humanité et bonté) et le Yi (justice). Il définit un modèle d'homme social. Selon le grand Confucius il convient que tout homme suive les cinq règles de "relations naturelles" pour assurer l'ordre et la cohésion d'une societé basée sur le patriarcat. Le mandarinat est le garant de cette conception de la société, où le mérite masculin est la règle d'or de l'ascension sociale.
Le bouddhisme est
aussi ancien que le précédent. Il est est issu de l'Inde. Cette
religion du salut, élaborée par le prince Siddharta Gautama, prône
essentiellement une morale personnelle basée sur l'esprit de tolérance
et sur un mode de vie ascétique.Le bouddhisme pratiqué au Tonkin
est la bouddhisme mahayana ou grand véhicule qui reconnaît l'existence
de plusieurs bouddhas ainsi que celle des Bodhissattva. Ces derniers sont des
sages qui se réincarnent parmi
les hommes afin de les délivrer de leurs souffrances dues à leurs
erreurs passées. Ainsi délivrés de la fatalité du karma par une vie exemplaire, les hommes peuvent atteindre le nirvana.
Le Taoisme est aussi
ancien que les deux précédents. Lao-tseu (vieux maître en chinois)
en est le fondateur présumé. Cette philosophie religieuse a été
introduite au Tonkin seulement au début de notre ère lors de sa
conquête par les envahisseurs Han. Le taoisme est plus cosmologique que
les deux courants précédents. Il crée les notions de temps
et d'espace à partir de la dualité masculin-féminin. C'est
très abstrait et très original au sens propre du mot. Ce courant
est fondé le principe mâle (Yang) le principe féminin (Yin). L'opposition de ces deux principes fait naître l'Espace et leur alternance
fait naître le Temps. Cette philosophie fixe comme " but ultime
la fusion avec le Dao, entité primordiale et éternelle par
le biais de la méditation". Dans cette perception du monde, toute
expérience humaine est considérée comme "relative".
Ce constat invite l'homme à ne pas trop s'impliquer dans le cours de
la nature ni même dans celui de la société. Rares sont ceux
qui accèdent à cette fusion avec le Dao qui ne peut être
que l'aboutissement de toute une vie. Dans la pratique, il y a deux niveaux de
compréhension du Taoisme : celui des lettrés ,qui consiste en une
recherche contemplative du " jeu subtil " entre le ying et
le yang et celui des populations qui passe par l'entremise de multiples
divinités et génies dont le nombre et les dons ont évolué
au cours des siècles pour faire entrevoir le message de cette philosophie
religieuse. Ce qui est une philosophie pour les uns devient religion pour les
autres
Le christianisme,
dont on sait qu'il marque le début de notre ère, a, lui aussi, apporté
sa pierre à ce patrimoine spirituel. C'est, comme le bouddhisme, une religion
du salut. Le message transmis est essentiellement celui d'une religion monothéiste
basée sur l'enseignement donné par le Christ, fils de Dieu mort
et ressuscite - mystère de l'Incarnation. C'est Lui, le Messie, promis
par les Écritures, qui est venu sur terre pour sauver l'humanité du péché
originel et la conduire à la vie éternelle. Le message universel
du Christ est d'une simplicité biblique! : "aimez vous les uns les
autres comme je vous ai aimé". Le charisme du dominicain Alexandre
de Rhodes et "l'esprit débonnaire du roi de la famille des Trinhs" ont
permis de fonder les premières missions catholiques dans le nord du pays
à Hoi An, Danang et Hanoï en 1615. Ces missionnaires ne faisaient-ils pas partie du règne humain? En fait, si l'église catholique
tolère la pratique du culte du Ciel et celui des Ancêtres, elle
ne les considère pas autrement que comme des superstitions. Il y avait
là de quoi inquiéter l'élite mandarinale qui ne manqua pas, au
cours des siècles suivants, de mener la vie dure à ces envoyés
d'autres cieux.
Au Tonkin, les "colères" des éléments naturels se manifestent tout autant qu'aux époques anciennes. A peine arrivé Joseph assiste au terrible typhon qui ravage le Tonkin le 8 juin. C'est un désastre. Dans les campagnes, les récoltes sont détruites, les villages ravagés, de nombreux morts sont à déplorer.La famine menace le pays qui compte sur deux récoltes par an pour survivre. Même en ville, on assiste à d'importants dégâts. Dans les quartiers indigènes, de nombreuses habitations de construction traditionnelle sont emportées provoquant la mort de leurs occupants; Dans les quartiers français, les arbres bordant les avenues sont arrachés en quelques minutes et s'étalent sur le sol. A la suite du typhon les inondations augmentent le risque de choléra et de typhus.
Comment Joseph vit-il
tout cela? Il a repris sa vie d'officier d'Etat Major dans laquelle de lourdes
responsabilités professionnelles doivent être exercées sans
négliger la participation aux nombreuses réceptions qui ponctuent la vie
coloniale. Il reçoit bien tous les mois des nouvelles familiales de France; Une lettre
de Marie lui donne les dernières nouvelles de la famille. Jean se
porte bien. Elle ne dit rien d'elle même mais s'étend sur la préparation
du mariage imminent de Charles, qui va épouser une vannetaise, Eugénie
Vigean. Ce sera plutôt un mariage simple auquel assisteront les grands
parents, Jean et Marie Pleyber et au cours duquel Marguerite, Charlot et Jobic
feront connaissance avec la nouvelle femme de leur père. Le mariage est
prévu pour le mois de juillet.
Mais le mois suivant, c'est une autre lettre que Joseph reçoit : son frère Charles a la grande tristesse de lui annoncer le décès de Marie. C'est arrivé si brusquement! Quel sort s'acharne donc sur Joseph? Que va devenir son petit Jean? Il ira sans doute chez ses grands parents. Ce petit ne retrouvera pas ses cousins puisque ceux-ci habiteront désormais chez Charles et Eugénie.
Ici, au Tonkin, Joseph porte un brassard noir. Il continue à accomplir sa mission...