de 1894 à 1896 : Joseph à Madagascar et Charles au Sénégal
Cette année 1894 s'annonce plutôt bien pour la famille: les deux aînés sont rentrés au pays. Les réunions familiales sont beaucoup plus joyeuses. On attend pour bientôt une naissance au foyer de Joseph et de Jeanne . Ils sont domiciliés rue de Sarragoz à Morlaix près de la famille de Jeanne . C'est un petit gars qui nait le 10 février à neuf heures du matin. La mère et l'enfant se portent bien. L'heureux père est très fier. Dès quatre heures du soir, il se rend à la mairie pour présenter l'enfant qui est reconnu officiellement comme étant du sexe masculin. On lui a donné le même prénom que son grand père maternel Jean-Baptiste Goavec. Vincent Goavec agé de 23 ans patissier de son métier et Joseph Keruzec agé de 73 ans menuisier sont les deux témoins qu'exige la loi pour authentifier la naissance.
Quelques semaines paisibles passent pour Joseph et Jeanne. Les obligations militaires reprennent vite le dessus . Joseph reçoit un ordre de mission pour partir à Madagascar. Le 10 mai, il doit rejoindre Marseille pour s'embarquer à destination de la baie de Diego-Suarez où la France détient une petite colonie
Jean Marie René a enfin donné de ses nouvelles; ce n'est pas souvent qu'il le fait... . Il est basé à Saint Nazaire où il vit très peu; il est employé à la Compagnie Générale transatlantique qui l'envoie régulièrement en pleine mer loin des côtes bretonnes.
En France l'ambiance n'est pas des plus sereines. Les hommes politiques n'ont pas bonne presse. Depuis 1892, l'actualité a été secouée par les relents de l'affaire de Panama qui avait révélé au public l'existence de corruption dans le monde des affaires, de la presse et parmi les représentants du peuple. Des articles virulents dans les journaux contre les parlementaires "chéquards" tournent facilement en attaques contre le pouvoir. Procès, démissions de gouvernements et poursuites contre des députés se succèdent. Georges Clémenceau, en particulier, en est la victime. Il avait imprudemment accepté de faire soutenir son journal si bien nommé La Justice par un certain Cornélius Herz, mêlé à l'affaire de Panama et qui s'était réfugié en Angleterre. Cent ans après la Révolution, la République se cherche encore. Les élections législatives du mois de septembre 1893 sont axées sur la question sociale. Les alliances politiques changent sans que les nouvelles formations soient bien organisées. En 1894, la nouvelle composition de l'Assemblée permet tout de même de penser qu'il existe un esprit nouveau pour l'application d'une politique républicaine par la quasi-disparition du parti monarchiste. A la Chambre, il est difficile de trouver une majorité pour former un gouvernement. Felix Faure est nommé ministre de la Marine et des Colonies. Les gouvernements se succèderont encore dans les années à venir.
De plus, cette année 1894, comme les précédentes, est marquée
par des attentats. L'un d'entre eux est particulièrement tragique: c'est
l'assassinat du Président de la République Sadi Carnot alors qu'il
visitait, le 24 juin, la Foire Internationale et Coloniale de Lyon. L'assassin
voulait venger Vaillant, celui-là même qui avait lancé une
bombe à la Chambre des députés et qui avait été
guillotiné au début de l'année. Son "vengeur",
l'italien Hieronimus Caserio subira le même sort deux mois après
son forfait. L'opinion publique réagit violemment :"des magasins
italiens sont pillés, 1220 personnes appréhendées et 500
jugées en deux semaines".
Tout de même à Lorient, la famille de Charles et Marie Ernestine est heureuse. Marguerite, qui a trois ans, apprend l'arrivée d'un petit frère le 31 octobre. C'est un matinal et il n'a pas peur du noir. Il est venu à trois heures du matin. Après bien des inquiétudes pendant cette seconde grossesse, tout le monde est soulagé - la mère et l'enfant se portent bien.Charles a trouvé sans peine deux témoins pour aller dès dix heures du matin présenter son premier fils . Il s'agit de deux camarades gardes stagiaires.
Peu de temps après, les journaux rapportent une nouvelle quelque peu rocambolesque: une femme de ménage française, travaillant à l'ambassade d'Allemagne a découvert, dans la poubelle d'un bureau, un bordereau de transmission manuscrit concernant des documents secrets français. Les soupçons se portent rapidement sur un certain capitaine de la Marine, Alfred Dreyfus, qui nie farouchement les faits. Pourtant, il est confondu par le Général Mercier, ministre de la guerre, qui en lui faisant faire une dictée le 14 octobre reconnaît son écriture et le fait aussitôt mettre en jugement.
Le petit Charles dit "Charlot" est le dernier né de Charles et Marie Ernestine; à l'occasion de son baptème, les grands parents sont venus de Guisclan où Jean vient d'être nommé receveur buraliste. Jean René a donné de ses nouvelles; il s'est fiancé à une fille des Côtes d'Armor née à Pontrieux Jeanne Le Mat agée de vingt ans. Le mariage est prévu pour le mois d'octobre après un long voyage sur l'océan.
Mais l'affaire du moment est cette accusation portée sur le capitaine Dreyfus. Charles et son père en parlent. Quel choc pour l'Arme! Comment un officier de la Marine peut-il ainsi trahir son pays? d'où vient-il? On dit qu'il est juif. Comment a t-il été nommé officier au service de contre-espionnage? C'est un brillant polytechnicien. A qui donc se fier! Par ailleurs, il y a aussi tous ces atermoiements du gouvernement vis à vis de l'Allemagne alors que la weltpolitik de Guillaume II se fait jour de plus en plus. Les prussiens sont vraiment les pires. Décidément, le père de Charles n'est pas optimiste pour l'avenir du pays. Si on ne se ressaisit pas, qu'arrivera t-il? A 25 ans et avec son métier de militaire, Charles ne s'est pas beaucoup intéressé à la politique. Dans la Marine, on est quelque peu coupé des nouvelles du monde civil. Il est vrai qu'à l'Etat Major, où se trouve Charles, on discute plus facilement des événements que dans les casernes. Mais Charles a l'avenir devant lui et une carrière à assurer; Pourtant, il écoute avec plus d'attention que son frère ce que dit son père." Il y aurait sûrement des raisons de réfléchir et des choix à faire pour que ça change", pense t-il.
Pendant ces derniers mois, Joseph s'est donc trouvé à Madagascar.
Le voyage n' a pas été très long par rapport à ceux
qu'il a déjà effectués pour aller en Indo-Chine. Il a pu
s'embarquer sur le paquebot lraouaddy qui assure à l'époque,
en trois semaines, la liaison entre Marseille et Diego-Suarez. Il retrouve le
canal de Suez où la navigation est toujours aussi importante qu'il y
a un an quand il revenait de Cochinchine. Il lui arrive même de croiser
un navire anglais à quelques mètres. On sort de la Mer Rouge en
passant devant Djibouti, possession française. Encore une escale à
Zanzibar, tenu par les anglais, où l'on fait le plein en charbon, puis
une deuxième escale aux Comores, territoire français, avant de
pouvoir doubler le cap d'Ambre à l'extrême nord de Madagascar.
Abrité derrière ce cap se trouve la rade de Diego-Suarez. Cette
rade rappelle à Joseph celle de Brest. Ici, une longue presqu'île sépare
la baie des Français de la baie de Nièvre, mouillage des bâtiments
de la Marine. Mais Joseph n'a pas le temps de penser longtemps à sa petite
famille, restée à Roscoff. En effet, sur les quais, c'est la fête:
on accourt de toutes parts aux nouvelles. Tous les édifices ont levé
le pavillon tricolore; les clairons sonnent là-haut des airs connus qui
rappellent le pays. "Nous sommes en France" s'enthousiasme un camarade
de Joseph. Ils débarquent dans la ville indigène de Diégo.
En face d'eux, sur la pente de la presqu'île, se trouve la ville d'Antsirane.
Sur les hauteurs de celle-ci, Ils aperçoivent les toitures roses du quartier
militaire où ils seront cantonnés. Bien que cette ville soit le
chef-lieu de la colonie, elle leur donne l'impression d'être à
l'abandon. "A part l'habitation du Gouverneur, celle du chef du Génie,
le commissariat et les casernes, les maisons sont construites en planches ou
en matériaux démontables, comme si leurs propriétaires
s'attendaient à abandonner d'un moment à l'autre la colonie".
La présence française s'arrête là en effet! un simple
territoire très réduit au bout de l'île. Il est évident
que la position de ce port situé sur la route maritime de l'Extrême
Orient est stratégique mais que fait donc vraiment la France sur cet
îlot?
L'île a le statut de protectorat. Depuis 1885, la reine Ranavalona III a accepté le protectorat français à condition d'être reconnue comme souveraine de l'île entière. Mais la France est toujours présente dans la baie de Diégo-Suarez, devenue une colonie. En plus, le port de Tamatave, situé à l'est de l'île, reste sous contrôle français au titre de "gage" jusqu'au versement d'une indemnité de guerre d'un million de francs. Les anglais attendront 1890 pour reconnaître les droits de la France sur l'île à condition que celle-ci abandonne tous droits sur l'île de Zanzibar.
La population est composée de pas moins de quatorze ethnies, dispersées en tribus cohabitant plus ou moins pacifiquement dans un pays très accidenté. La côte ouest de l'île est réputée pour son climat tropical qui l'expose aux alizés et aux cyclones. C'est là que se trouve Majunga. Collines, dunes et marécages en font une région réputée pour son insalubrité. La malaria, en particulier, y sévit à l'état endémique faisant redouter à tous ceux qui abordent cette terre d'y séjourner. Le climat du centre du pays par contre est de type méditerranéen, ce qui a attiré des colons, dont quelques français.Ils n'étaient pas les premiers à s'être installés dans l'île En effet, les premiers français avaient occupé un comptoir au sud du pays, placé sur la route des Indes en 1642 et avaient fondé Fort Dauphin ainsi nommé en l'honneur de Louis XIV. Ce comptoir était utile pour la compagnie commerciale, dite Compagnie de Madagascar, crée à Lorient par Charles de la Meilleraye. Reprise par Louis XIV en 1664, cette compagnie devint la célèbre Compagnie des Indes. Quoiqu'il en soit, mal en a pris aux français de s'installer là car, 20 ans plus tard, ils durent s'enfuir à l'île Bourbon (la Réunion) pour échapper aux massacres organisés par les Sakalavas conduits par leur roi Andriandahifotsy.
La pratique de l'esclavage est interdite dans les protectorats et colonies française depuis 1848. Mais, sous la reine Ranavalona III, la vente d'esclaves se perpétue. Les chroniqueurs de l'époque signalent la présence de 500.000 esclaves sur l'île. Dans les rangs de la Marine, les gens du pays n'ont pas bonne presse. Les petits gars ont tous plus ou moins entendu parler des années 1830 et de Ravanalona 1ère, le Néron femelle et de son jugement de Dieu. Ce jugement consistait à imposer aux condamnés de traverser une rivière à caïmans autant de fois qu'elle l'ordonnait. On disait qu'elle faisait exécuter quelques 20.000 à 30.000 personnes par an.
En
1885, la Reine Ravanalona III avait bien été reconnue, par la
France, comme la souveraine de l'île mais son autorité sur les
différentes ethnies de l'île n'a jamais été bien
réelle. En fait, la sécurité des personnes et des français,
en particulier, n'est pas du tout assurée sur les hautes terres.. La
reine a tenté d'organiser des expéditions pour rétablir
la sécurité mais les troupes désertent de plus en plus
et au moment où arrive Joseph, c'est l'anarchie qui règne dans
le pays.
Joseph a toujours le grade de garde-stagiaire de troisième classe. Son dossier militaire fait état d'une Campagne de temps de paix. Pourtant, la ville est en état de siège. Des travaux défensifs ont été menés les deux années précédentes avec la mise en place de batteries autour de l'arsenal d'Antsirane. On projette d'en placer également sur le cap d'Ambre pour défendre l'entrée de la rade contre toute intrusion de navires ennemis. Joseph aura pu participer à cette installation. Il y a interdiction de construire sur les hauteurs de la ville depuis sa création. Cette mesure de maintien de l'état de siège est justifiée par le fait que les désordres se sont multipliés un peu partout sur l'île au cours des derniers mois . Des bruits de guerre commencent à circuler et se confirment dès le 11 décembre 1894. Les troupes françaises reprennent alors le contrôle de Tamatave.
Le 3 Janvier 1895, le paquebot l'Irrouady jette l'ancre dans la baie de Diego. A son bord, il y a le docteur Edouard Hocquard, Médecin Principal de l'Armée, attaché à l'Etat Major du corps expéditionnaire. Curieusement, ce médecin militaire est connu en France pour ses photos prises au Tonkin dans les années 1885, photos publiées dans la presse métropolitaine. Mais, il ne vient pas spécialement ici pour faire des photos! Il a reçu début décembre l'ordre de Felix Faure, encore ministre de la Marine, de s'embarquer sans délai pour Madagascar, accompagné du Commandant du Génie Magué pour choisir le site et préparer l'installation d'un sanatorium de 500 lits destiné à recevoir les convalescents du Corps Expéditionnaire (l'ordre précise que ce devra être fait dans les trois mois!). Ce sera un ensemble important qu'il faudra réaliser (24 bâtiments prévus). Quel site choisir? se demande le docteur Hocquard. La montagne d'Ambre, dont la route la reliant à San Diego, longue de 35 km est à reprendre complètement? - ou l'île de Nossi-Comba, de climat agréable et salubre dont les habitants sont accueillants et susceptibles de fournir assez de main-d'oeuvre pour l'accomplissement en urgence des travaux? ou encore l'île d'Anjouan? Finalement c'est Nossi-Comba qu'il choisit après avoir visité l'île d'Anjouan: Celle-ci ayant un climat très favorable manque de main-d'oeuvre et a une situation géographique écartée des courriers habituels. Ce choix étant fait, le docteur Hocquard se sent complètement dépourvu quant aux moyens dont il dispose: "Le commandant Magué", écrit-il, "est le seul agent technique disponible sur le terrain". Comment encadrer les terrassiers et maçons indigènes?.Mission exceptionnelle et urgente à laquelle notre garde stagiaire Joseph a bien pu apporter son modeste concours puisqu'il était sur le site! N'oublions pas qu'il est conducteur de travaux. C'est tout à fait probable qu'il ait pu intégrer pendant quelque temps l'équipe du docteur Hocquard d'autant plus que le 8 janvier, cinq jours après le débarquement de celui-ci, il a été rattaché, sur place, à la Direction du Génie de Brest. Ceci semble indiquer un changement d'affectation vers une unité chargée d'organiser et d'encadrer les travaux devant être exécutés par la main-d'oeuvre locale.
Le
14 janvier a vu l'occupation de Majunga sur la côte nord-ouest, puis celle
de l'île de Nossi-Bé qui est intéressante comme base relais
vers Majunga .Le 25 mars, c'est le début des hostilités qui vont
durer six mois. Au cours d'une marche forcée vers le haut plateau de
l'île en direction de Tananarive, le corps expéditionnaire se voit décimé
par les fièvres. Partis au nombre de 3000, les français ne sont
plus que 1500 ,le 14 septembre, en face de Tananarive. Ils devront affronter
les 10.000 réguliers de l'armée Hovas et les 20.000 supplétifs.
Pourtant, cette petite troupe arrive facilement à disperser les Hovas
bien que ceux-ci soient encadrés par des britanniques et dotés
d'armes modernes. Le 1er octobre, le Général Duchesne pénètre
dans Tananarive et reçoit, l'après-midi même de ce jour,
le traité de paix signé de la reine Ranavalona III. La signature
de ce nouveau traité de protectorat établit l'autorité
de la France dans l'île Succès politique, certes, mais le bilan humain
parle de lui-même. Côté français, le corps expéditionnaire,
composé de 15000 hommes aura eu 25 tués par fait de guerre et...
4613 par malaria. Quid des 500 places prévues au sanatorium du docteur
Hocquard? Ce que l'on sait: les navires, qui avaient amenés en hâte
le corps expéditionnaire auront fait, pendant cette campagne, de nombreux
voyages entre Majunga, Port-Louis (Île Maurice) et La Réunion pour transporter
les blessés et surtout les innombrables malades de l'expédition.
Ordre,
contre-ordre! En effet, la campagne de Joseph à Madagascar s'arrêtera
bientôt. Il est rappelé en France et prend le bateau pour atteindre
Marseille vers le 24 mars. Joseph avait échappé belle à
la malaria! il peut agrafer à sa vareuse la médaille commémorative
de Madagascar.
A son arrivée, il peut lire dans les journaux qu'au début de l'année, Alfred Dreyfus a été jugé coupable de trahison, dégradé dans la cour de l'Ecole militaire et amené dans les Antilles où il a été incarcéré le 13 avril dans la prison de l'île du Diable. Il est le seul prisonnier sur cette île de 950 mètres de long! L'ancien ministre de la Marine, Felix Faure, qui avait suivi de près le procès Dreyfus et qui est persuadé de la culpabilité du prévenu, vient d'être élu Président de la République.
Pour Joseph, ce qui compte est le plaisir de retrouver Jeanne et Jean-Baptiste. Le petit est encore un marmot puisqu'il a tout juste un an. Pas vraiment moyen de discuter avec lui! toujours en train de dormir entre les bouillies. Tout le monde va bien. Joseph va aussi pouvoir rendre visite à toute sa famille et, en particulier à son cadet Charles qu'il pourra rencontrer jusqu'au 5 juillet, date à laquelle celui-ci est envoyé au Sénégal.
Quitter Bordeaux, gagner le large pour contourner l'Espagne et le Portugal, dépasser le Maroc et puis, pendant des jours et des nuits suivre un immense continent désert: c'est le Sahara " la grande mer sans eau... puis apparaît une vieille cité blanche, planté de rares palmiers jaunes, c'est Saint Louis, la capitale... on s'approche et on s'étonne de voir que cette ville n'est pas bâtie sur la plage, qu'elle n'a même pas de port. La côte basse est toujours droite et inhospitalière comme celle du Sahara, et une éternelle ligne de brisants en défend l'abord des navires;.. une église, une mosquée, une tour, des maisons à la mauresque..." écrivait Pierre Loti en 1873.
Voilà
ce que Charles aura vu depuis le pont du paquebot de la ligne du Brésil qui
l'a amené au Sénégal. Le port de Saint Louis a été aménagé
depuis le séjour de Pierre Loti mais ne permet seulement que l'accostage des
navires de faible tonnage. Aussi le voyage de Charles se poursuit et le bateau
passe au large de l'île de Gorée à la triste réputation
et accoste dans le port de Dakar. L'armée y est cantonnée. Le
livret militaire de Charles indique qu'à son arrivée au Sénégal,
le pays est en paix. Sans doute, les français n'ont-ils pas d'adversaire
déclaré. Pourtant, le mois d'août voit l'emprisonnement
du Cheik Ahmadou Bamba à qui l'on reproche une emprise trop importante
sur les populations. Celui-ci est même déporté au Gabon
le 20 septembre qui suit.
Pourquoi et comment être au Sénégal quand on est français, direz-vous? Les français y sont depuis 1677 - époque à laquelle ils ont crée la ville de Saint Louis, ainsi nommée en honneur du roi Louis XIII. Plus au sud, les hollandais tiennent l'île de Gorée, où ils ont construit deux forts qui protègent un véritable "comptoir commercial". Les anglais, toujours eux, sont intéressés par la position de la ville de Saint Louis, située à l'entrée du fleuve Sénégal qui ouvre l'exploration des terres intérieures. Ainsi, la perfide Albion continuera à remettre en cause la présence de la France à cet endroit jusqu'à ce qu'un accord soit signé en 1815.
L'année
suivante, La Meduse, navire transportant le colonel Schmaltz, nouveau
gouverneur du Sénégal et sa suite, fait naufrage au large des
côtes mauritaniennes. Les conditions de ce naufrage ont fait scandale
en France mais retiennent aussi l'attention du peintre Gericault qui immortalisa
un fameux radeau sur un tableau bien connu.
Mais, revenons en l'année 1895. La France se sent maîtresse de la région. Une convention a été signée entre français et anglais en 1890. En février 1894, Joffre a pris la ville de Tomboctou. De plus, l'éviction du roi du Dahomey a permis la création d'une nouvelle colonie française. Les choses se formalisent par la parution du décret du 10 février 1895 qui regroupe les territoires compris entre le Sénégal, le Tchad, et le golfe de Guinée sous l'appellation d'A.O.F. La fièvre colonisatrice qui s'est emparée de l'Europe a amené la France à imaginer de prendre le contrôle d'une bande de terrain reliant la côte ouest à la côte est de l'Afrique. Cette bande pourrait s'étendre depuis le Sénégal pour aller jusqu'à la ville de Djibouti que les français tiennent et qui est bien placée pour contrôler la sortie de la Mer Rouge. Ce projet "transafricain" n'aboutira pas. L'affaire de Fachoda (où l'Anglais se fâcha) mettra fin à ce rêve expansionniste en 1899. Néanmoins, l'A.O.F se construit. On peut dire que c'est le général Louis Faidherbe qui avait façonné le Sénégal français entre les années 1854 et 1865. Après avoir repoussé les maures au nord du fleuve Sénégal ainsi que les toucouleurs d'El Hadj Omar, il a conquis l'intérieur du pays. Depuis, la région côtière, large d'une centaine de kilomètres, s'est structurée à la française. La colonisation du pays est ici plus avancée qu'ailleurs. On en veut pour preuve le fait que les habitants de Dakar, Saint Louis, Rubisque et Gorée avaient pu obtenir la citoyenneté française dès la fin du second Empire.
La
société locale réserve des surprises pour quelqu'un qui arrive
de la métropole. Il y a, bien sûr, une nette différence entre la
communauté européenne et la communauté sénégalaise
qui ont chacune leur mode de vie propre. Mais il y a aussi la communauté
des signares qui est très particulière. Elle est formée
de femmes mulâtresses très riches qui tiennent le haut du pavé
et qui cultivent un art de vivre somptueux. Pour comprendre comment cette communauté
a pu se former, il faut revenir aux origines, à une époque où
les communautés européennes étaient essentiellement masculines.
Beaucoup se mirent en ménage avec des femmes indigènes, filles de nobles
du pays. Mariage d'affaires qui ne duraient que le temps du séjour du conjoint
européen, un mariage "à la mode du pays", comme on disait.
Il en a résulté la naissance de nombreux enfants, au point qu'en
quelques dizaines d'années, des mariages ont pu se faire à l'intérieur
même du groupe. Les signares, issus de ce métissage, forment "une
véritable aristocratie à la culture et au mode de vie particulier".
Elles ont construit des maisons à étage avec cours intérieurs
et appartements privés dont une partie était loué aux militaires,
personnels administratifs et négociants européens. Leur beauté
légendaire fait encore rêver.
L'essor économique de la Colonie a été tel que la gestion locale se fait grâce à un budget propre géré par le Gouverneur Général et financé par l'impôt. Une grande initiative est laissée aux acteurs locaux qu'ils n'utilisent, au début, que prudemment en suivant bien les directives parisiennes.En 1885, c'est la ligne de chemin de fer Saint-Louis - Dakar qui a été inaugurée. Puisqu'un pont existait pourquoi ne pas l'utiliser pour aller de Saint-Louis à Sor, situé de l'autre coté du fleuve.? C'est ce que firent nos hardis cheminots aidé de nos non moins hardis sapeurs de la Marine. Mais voilà, ce pont était un pont flottant de 40 barges métalliques alignées sur les 388 mètres de la largeur du fleuve. Les phénomènes de roulis d'une voie ferrée ne sont pas communs et en la circonstance ce sont des chaînes de mouillages du pont qui servent à limiter l'amplitude de ces fâcheux mouvements. Il n'y a pas moins de seize hommes, chargés chaque matin, de vider l'eau infiltrée, de vérifier les chaînons des chaînes de mouillage et éventuellement d'effectuer les réparations nécessaires. Dans ce pays, où les tornades sont sévères, il est arrivé qu'une partie du pont ait pu être gravement endommagée. Quel entêtement de la part des concepteurs et quelle constance de la part des utilisateurs! Pendant son séjour Charles aura l'occasion d'apprécier les effets de roulis d'un train sur le confort du voyageur, sensation qu'il n'aura sans doute plus l'occasion de retrouver ailleurs!
Naturellement,
cette solution pour traverser le fleuve n'était pas des plus satisfaisantes.
La demande pressante de construire un nouveau pont a duré plusieurs années et
les efforts des responsables de la Colonie pour obtenir cette autorisation de
Paris ont enfin abouti. Le pont est en construction au moment de l'arrivée
de Charles. Le projet définitif, financé par un emprunt de la
Colonie auprès de la Caisse des Dépôts et Consignations
avait été choisi par la Commission dite du Pont Faidherbe siégeant
sur place. Un fait marquant: cette Commission locale, après argumentaire
du chef des Travaux de la Colonie, a choisi le projet de la société
parisienne Nouguier- Kessler contre l'avis de la commission technique des experts
parisiens qui avaient préconisé le projet de la société
Levallois-Perret (ancienne maison Eiffel). Un choix esthétique contre un choix
technique. Robert, Chef des Travaux Publics, et son ami Créspin, maire
de Saint-Louis, avaient su convaincre leurs collègues de la commission
locale disposés initialement à suivre, comme d'habitude, les avis
des experts parisiens. C'est une belle construction métallique alliant
le fer et le béton qui franchit allègrement en quelques arches
une longueur de 511 mètres; On a pensé aux bateaux: une traverse
tournante a été aménagée au milieu pour leur passage.
Au bout de cette première ligne de chemin de fer, il y a donc Dakar qui est une ville relativement nouvelle puisqu'elle a été créée par l'amiral Leopold Auguste Protet en 1857 pour être la capitale de la Colonie. Pour l'instant, Saint Louis reste encore le chef lieu de celle-ci .Il est probable que c'est dans cette ville que Charles a été cantonné; Il a également pu être affecté à des travaux dans Dakar puisqu'à cette époque l'urbanisation de cette ville n'est pas achevée en ce qui concerne les infrastructures administratives. L'expansion de la ville se poursuit. Voilà pour Charles, à l'instar de son frère à Saïgon, une occasion de voir les grandes lignes directrices en matière de création urbaine. Ces actions sont inspirées par un certaine vision des choses."La tache essentielle du soldat colonial n'est pas strictement guerrière; elle est de vaincre militairement l'adversaire et d'occuper son sol; la conquête ne doit être considérée que comme le prélude d'une oeuvre beaucoup plus vaste et beaucoup plus riche, celle de la "pacification" écrira un peu plus tard Galliéni dans ses instructions peu après son arrivée à la tête du Gouvernement Général de Madagascar. Au Sénégal, c'est bien la même politique qui est mise en oeuvre : le but recherché est le repeuplement, le développement de cultures nouvelles importées d'autres continents, le développement de marchés etc...
Comme on le sait, les troupes du Génie sont directement impliquées dans l'exécution des travaux publics nécessaires à la mise en oeuvre de ce que l'on peut bien appeler l'aménagement du territoire. création de ports, palais de gouverneur, chefferies et casernements divers, marchés couverts, hôtels des postes, écoles, voies de communications routières et voie ferrées, gares, hôpitaux etc... La tâche est immense. Charles n'aura sans doute pas de choix personnel à faire pour participer à telle ou telle réalisation mais quel champ d'observation n'a t-il pas eu à sa disposition! Ainsi, s'instruit-il dans le métier, comme il dit.
Pendant l'été qui a suivi son arrivée Charles a appris une nouvelle qui avait réjoui son coeur de père: Marie lui avait annoncé l'arrivée d'un troisième enfant qui devrait naître vers la mi-mars. Et puis c'est l'année 1896:elle s'annonce plutôt bien. C'est un beau petit gars qui arrive, Joseph, Jean né le 19 mars. Il porte le prénom du Saint du jour mais qui est aussi celui de son oncle. La mère et l'enfant vont bien d'après la lettre que reçoit Charles; pourtant, cette nouvelle n'arrive pas seule : en effet, Marie lui écrit que leur belle-soeur Jeanne les a quitté, emportée par la maladie, deux semaines avant la naissance de petit Joseph, le 26 février à Brest, Quel malheur pour Joseph! Les grands parents sont là pour s'occuper du petit Jean-Baptiste mais quel malheur pour Joseph!
De surcroît, Joseph doit partir dès le 14 avril pour la Cochinchine... Marié pendant cinq ans, il n'aura vécu avec sa femme que pendant quelques mois. Sacrée fichue vie de militaire! La vie est tellement fragile face à la maladie!
Il ne faudra sans doute pas rappeler à la famille le souvenir de cette année 1896 malgré la joie de l'arrivée du petit Joseph. En cet automne où les frères sont loin du pays breton. Jeanne n'est plus et en octobre un nouveau malheur encore frappe la famille. C'est le décès de Marie qui survient le 31 octobre à Lorient alors que le petit Joseph, qu'on appelle Jobic, n'a que six mois. Charles l'apprend alors qu'il est encore au Sénégal. Il ne pourra s'incliner devant la tombe de sa femme qu'après le 26 novembre, date à laquelle il regagne le sol natal. Quel malheur pour Charles ! il a trois enfants; Les grands parents sont là heureusement . Ils ont à s'occuper de leurs petits enfants brusquement orphelins de mère. Ils sont quatre: Jean-Baptiste, Marguerite, petit Charles qu'on appelle Charlot, et Jobic. Chez les grands parents habitent encore Marie, 23 ans, qui est tailleuse et Magdeleine, écolière, qui a 15 ans. Henri effectue actuellement son service depuis un an.
Les nouvelles données dans les journaux font état de rumeurs concernant la culpabilité d'Alfred Dreyfus : de hauts dignitaires de la République commenceraient à douter de cette culpabilité. Pour la plupart des gens, la vérité ne fait aucun doute : pour les uns, Alfred Dreyfus est coupable et pour d'autres c'est tout le contraire!