De 1896 à 1899. Joseph et Charles en Cochinchine
En ce jour du 12 avril 1896, c'est la quatrième fois que Joseph s'embarque à Marseille sur la ligne d'Extrème Orient. Comme les fois précédentes, notre garde d'Artillerie voyage sur un paquebot des Messageries Maritimes. Étant donné son grade, il est probablement logé en deuxième classe. Arrivé une heure avant le départ, il a pu retrouver la cabine qu'il partagera pendant plusieurs semaines avec quatre autres militaires de même grade qui rejoignent comme lui leur affectation outre-mer.
Il
est quatre heures. Une odeur de charbon et de suie flotte dans l'air et même
quelques déplaisantes escarbilles annoncent que les chaudières
sont montées en pression. Il est temps de larguer les amarres. Les remorqueurs
tirent doucement le navire qui s'écarte du quai. Puis, les hélices
commencent à tourner pour l'entraîner vers la sortie du port de la Joliette.
C'est toujours un moment émouvant pour Joseph qui pense alors aux siens
et, en particulier, à son petit Jean qui est maintenant confié
à la garde de ses grand-parents. Il ne pourra pas avoir de nouvelles
de la famille avant de longues semaines. Une dernière vision du port
de Marseille, puis seule Notre-Dame-de-la-Garde reste, encore pendant quelques
heures, visible avant de disparaître dans la nuit.
Les cabines de deuxième classe sont réparties à l'arrière du navire et sur le pont inférieur.On peut y ranger confortablement ses bagages mais pour écrire il faut se rendre dans le salon de lecture ou le fumoir. Les conditions de voyage sont donc plus confortables que celles qu'il avait eu lors de son premier voyage en 1887! Dans la salle à manger, on sert une cuisine "bourgeoise" dans un décor tout aussi " bourgeois" typique de l' époque. Tout cela lui convient. C'est dans ce cadre qu'il peut faire connaissance avec d'autres voyageurs qui sont, pour la plupart, des militaires ou des fonctionnaires. Il y a aussi des missionnaires, certains très jeunes, qui partent évangéliser les populations autochtones. Quelques voyageurs atypiques, souvent érudits, sont curieux de découvrir de nouvelles contrées. Joseph aime bien lier connaissance avec eux.
Au cours de ce long voyage, Joseph se demande souvent ce qu'il va trouver là-bas. Il est affecté à l direction de l'Artillerie de Cochinchine.Les quelques gars du Génie qui rejoignent leurs unités en Cochinchine lui parlent de l'ambiance du pays et des différents travaux publics entrepris depuis 1893. Le pays est calme et semble devoir le rester. La convention passée en janvier entre Français et Anglais pour définir les zones d'influence de chacun au Siam va dans ce sens. En ce qui concerne la Cochinchine, on parle de moins en moins d'exactions à l'intérieur des terres. "On devrait pouvoir y faire du bon travail " se dit Joseph. Il sait que la Cochinchine est plus développée que le Tonkin. Saïgon prenait déjà des airs de ville de province lorsqu'il y était il y a seulement trois ans.
Après une durée
de trois semaines, le navire se trouve au large des côtes de Cochinchine.
On double l'île de Poulo-Condor. C'est là que se trouve le pénitencier
où "sont enfermés les terribles pirates qui ont échappé
à l'exécution capitale". Puis, c'est la remontée dans
les alluvions du Mékong . "On arrive dans la baie du cap Saint-Jacques.
Sur la colline, le fort veille sur les passes, et les voyageurs revoient avec
émotion pour la première fois depuis Djibouti, flotter le drapeau
tricolore. Le moment est propice pour entamer la dernière partie du voyage
car la marée est haute. C'est à cette condition que les grands
paquebots peuvent remonter les 90 kilomètres du fleuve Dong-Nai puis
la rivière Saïgon jusqu'au port du même nom. Sur tout ce parcours,
le navire a croisé de nombreux sampans aux voiles en forme de papillon.
Le remous des hélices les bouscule parfois rudement quand ils sont obligés
de passer trop près. Guidé par un pilote, le bâtiment avance
lentement pour arriver au milieu d'une plaine. Joseph retrouve ces "magnifiques
rizières qui s'étendent à perte de vue et où les
femmes en pantalon noir et chapeaux annamites repiquent inlassablement des jeunes
plants; Autour d'elles, leurs enfants jouent avec de grands buffles impassibles".
Apercevoir ce paysage a quelque chose de réconfortant. Pourquoi Joseph
a t-il le sentiment de se retrouver un peu chez lui? A Madagascar, il avait
pu se sentir quelque peu à l'écart du pays en restant basé
à Diego-Suarez. Mais ici, c'est différent:. Est-ce la conviction
d'avoir à être utile ou ne subit-t-il pas, tout simplement, la
magie des lieux comme tant d'autres avant lui? Dans le port de Saïgon,
c'est la cohue. Il faut encore passer dans la haie formée par des centaines
d'embarcations ancrées sur les rives avant d'atteindre enfin le quai
d'accostage non sans avoir du effectuer encore un demi-tour.
A terre, le sentiment d'être un peu en France se confirme sans doute pour Joseph. En effet, le quartier européen de Saïgon a pris de l'ampleur avec ses larges avenues et ses maisons particulières qui entourent les bâtiments publics. La rue Catinat est devenue l'endroit chic où il faut se montrer. Joseph découvre même le chantier du théâtre municipal qui est en construction. Bien sûr, ces constructions ressemblent plus à celles d'une ville du midi qu'à celles de Bretagne. Mais on est français, n'est-ce pas!.On compte maintenant jusqu'à 38000 habitants dont un dixième environ d'européens. Un tiers de ces habitants sont catholiques. Les quelques fois où il est allé à la messe, en la cathédrale de style néo-roman, Joseph a pu voir se côtoyer européens et autochtones. Le nombre de catholiques ne cesse de croître aussi bien en ville que dans les campagnes. En passant le pont sur l'Arroyo pour se rendre à Cholon Joseph trouve que l'activité ce quartier chinois a fortement augmentée depuis trois ans. Les habitants y sont presqu'aussi nombreux qu'à Saïgon.
C'est donc à la direction de l'Artillerie de Cochinchine que se retrouve Joseph pour toute la durée de son séjour. A trente ans, il a le grade de stagiaire d' artillerie de troisième classe. A Brest, où il a déjà été affecté à la direction de l'Artillerie, il s'est habitué à côtoyer les personnels d'un état major. Il a pu observer les méthodes de commandement pratiquées dans les phases de décision comme dans celles d'exécution qui s'en suivent. Même s'il ne possède pas un goût particulier pour le commandement, cet apprentissage lui apparaît comme très utile pour la suite de sa carrière. D'ailleurs, il ne va pas tarder à voir, ici, comment la fameuse formule "mise en train - prise en main" des instructeurs militaires s'applique au plus haut niveau. Un nouveau Gouverneur Général est nommé. Joseph apprend son arrivée le 13 février 1897.
La Cochinchine, qui a été conquise aux dépens de l'Annam en 1858, a le statut de colonie et les autorités françaises ont depuis longtemps les mains libres pour entreprendre localement la transformation d'une économie villageoise en vue d'ouvrir le pays sur le monde extérieur. Cette ouverture ne semble pas vraiment évidente aux autochtones. Mais enfin ces Nhaque (paysans) ou leurs mandarins ne savent-ils pas que la machine à vapeur a été inventée depuis plus d'un siècle? Sans doute le savent-ils mais face au gouverneur général, il y a encore un empereur qui siège à Hué et règne sur les deux provinces de l'Annam et du Tonkin. N'empêche, chers cousins, cet empereur symbolise toujours aux yeux des habitants des trois provinces l'unité de l'ancien Empire d'Annam forgée dans la lutte contre les Chinois. L'étymologie chinoise du mot Nam (sud) et Am (tranquille) rappelle que ce nom leur a été donné par ceux mêmes qui voulaient les asservir. L'étymologie du mot Viêt-Nam réserve une autre surprise car il signifie Chine (viêt) du sud ( nam) ! Ces dénominations ne doivent pas faire illusion. Depuis 1802, les empereurs ont été choisis par les mandarins parmi les descendants de la dynastie des N'guyen pour toute la région orientale de la péninsule indochinoise.
Celui
avec lequel la France avait traité depuis la première action de
conquête en 1858 et jusqu'en 1883 s'appelait Tu Duc (1848-1883). Ses
décrets condamnant à mort les missionnaires étrangers avaient
été le prétexte à ce début de colonisation
et à la conquête de la Cochinchine. Rebelle, cet empereur, retranché
dans sa citadelle de Hué, avait résisté aux ambitions de la France
sur le reste de l'empire d'Annam. Il n'a pas hésité à faire
appel à ses ennemis séculaires, les Chinois, pour contrer les
français. Mais, à sa mort en 1883, les français s'étaient
emparés de la citadelle de Hué et avaient imposé un traité
de protectorat à la Cour impériale. Après le passage à
la résistance dans les montagnes du jeune empereur HamNghi (1884-1885)
qui crée le mouvement Cuang Vuong (aide au souverain), la désignation
de Dong Khanh (1885-1889) à Hué fit obstacle à l'influence
de l'empereur rebelle. Celui-ci fut finalement capturé en 1888 et exilé
en Algérie. On se doute bien que la personnalité de tout nouvel
empereur ne sera plus désormais choisi qu'avec le consentement des
français. En 1889, le jeune Thanh Thai (1889-1907), âgé de 14
ans, accède au trône. Il
vit dans un palais somptueux à Hué "entouré de mandarins
poètes et de lettrés". La création d'un Conseil de
Notables par Paul Bert en 1886 avait déjà affaibli l'autorité
de l'empereur. Cette "décentralisation" a fait que le pouvoir
local est allé entre les mains des autorités locales sous contrôle
français. En fait, ce contrôle est quelque peu virtuel. En effet,
malgré ces dispositions, le pouvoir du gouverneur général,
qui devrait assurer le contrôle du pays, n'est pas inscrit dans des textes.
Cette politique d'association menée précédemment par les autorités françaises n'a pas convaincu les lettrés du pays de collaborer à l'oeuvre de modernisation entreprise. Entre eux, ils surnomment ces français les "longs nez". C'est un rien moqueur mais ce sobriquet ne fait que décrire une différence physionomique dont Cyrano se vantait bien! Par contre, certains mandarins expriment tout autre chose lorsqu'ils parlent entre eux de "barbares de l'ouest" reprenant à leur compte une des expressions favorites de l'empereur Ming Mang (1820-1840) pour désigner les français. Les faits et gestes des conquérants heurtent leur longue pratique millénaire du confucianisme hérité des chinois. Celle ci "repose sur le devoir et la hiérarchie". Ici c'est la famille qui compte avant toute autre valeur sociétale. Songeons au culte des ancêtres censés protéger les vivants. Cette tradition s'inscrit dans une vision du monde qui date d'avant l'apparition du confucianisme et même celle du bouddhisme! Ajoutons que seul l'empereur est mandaté par le Ciel pour gouverner et que ceux qui les désignent, les vertueux mandarins n'accèdent à ce rang que par l'éducation et non par la naissance. Ainsi se maintient le pouvoir en place.. Du côté de certains français envoyés ici, le souci de respecter les traditions ancestrales parait bien être antinomique avec le désir de "pacifier" et de "civiliser" le pays. D'où une certaine valse hésitation dans la manière de mener les affaires dans la péninsule. Les choses vont changer. Progressivement, le Conseil Impérial va être transformé en simple chambre d'enregistrement. L'empereur reçoit une liste civile pour lui et l'entretien de sa cour. Les autres territoires de la péninsule indochinoise sous influence française sont le Cambodge et le Laos; Au Cambodge, le roi Norodom n'avait pas été mécontent de se placer sous la protection de la France pour échapper à la convoitise de ses proches voisins, à savoir le Siam et l'Annam. Il peut ainsi continuer à fumer tranquillement de l'opium! Quant au Laos, le protectorat avait pu être facilement établi grâce à l'action du breton Auguste Pavie qui sut faire comprendre à l'Annam qu'il était nécessaire de défendre son protégé, en l'occurrence le Laos, contre les visées expansionnistes du Siam, (soutenu par les anglais!)
Le
nouvel arrivé siège à Saïgon. C'est un homme de 40
ans très énergique, un politique, qui va visiter l'ensemble des
provinces de l'Indo-Chine au pas de charge bien qu'il ne soit pas militaire. A
l'époque les moyens de communication ne sont pas toujours confortables!
loin s'en faut. Il n'hésite pas à remonter le Mékong jusqu'au
Laos ou encore à passer le Col des Nuages à cheval pour rejoindre
Tourane (Da Nang) à partir de Hué. Tout ces efforts ne le rebute
pas ," il a la santé et l'audace!" En moins d'un an, alors
qu'il avait quitté un poste ministériel et parisien pour prendre
la direction de l'Indo-Chine, Paul Doumer s'est fait une idée précise
du fonctionnement de cette société coloniale et notamment du comportement
des différents acteurs. C'est évident; le pays manque d'unité
administrative malgré les réformes voulues par Paul Bert et appliquées
tardivement en 1891. On le sait, la maîtrise d' oeuvre des bâtiments
publics ainsi que celle des grands travaux est confiée aux compagnies
du Génie supervisée par la direction d'Artillerie. Joseph est donc
assez bien placé pour suivre les directives données dans ce domaine
par le nouveau gouverneur général. Il ne sera pas le seul de la
famille.
En effet, au début
juillet 1897, c'est au tour de Charles de voir s'éloigner Notre Dame
de la Garde depuis le pont d'un navire qui prend la direction de la Cochinchine.
Pour Charles comme pour son frère, ce départ n'est pas facile
car, au pays, il restent deux petits "gars" qu'il aimerait bien voir
plus souvent. SI seulement ils avaient pu garder leur maman pour les élever
quand il devait partir aux colonies! Les deux enfants vivent à Lorient
chez les grands parents. La tante Madeleine, toujours domiciliée chez
ses parents, a 17 ans; Charles est rassuré de savoir que Madeleine aime
bien ses petits neveux Jobic et Charlot qui lui apparaissent presque comme des
petits frères; Marie, âgée de 25 ans, les aime bien aussi, c'est
sûr. Mais elle est sur le point de quitter Lorient. après son mariage,
au mois d'août prochain.
Son fiancé s'appelle François Morel, il est âgé de trente
ans. C'est un briochain, né d'une famille d'artisans fixée depuis
des générations dans la ville de Saint Brieuc (avant 1630 !).
Son
grand-père François, décédé en 1843, était
tanneur et son père Frédéric, marchand tanneur, est lui aussi décédé
deux ans avant le mariage de son fils. Sa mère, Anne Marie Langlois,
avait quitté ce monde en 1878. Ses parents ont eu quatre garçons;
deux sont décédés en bas âge. Il lui reste deux frères:
Hyacinthe et Frédéric qui, comme lui, ont quitté la Bretagne.
L'un s'est établi dans le sud de la France et l'autre près de
Paris. Les parents de Marie ont de l'estime pour François et sont heureux
de ce mariage pour leur douce Marie.
Dès
le début du voyage, Charles découvre, après son frère,
le spectacle des îles et des côtes baignant dans la Méditerranée.
La "grande bleue" a une couleur bien plus foncée que la mer
des Caraïbes! Avant d'atteindre l'entrée du canal de Suez ,le bateau
passe par le détroit de Bonifacio d'où on peut admirer la Corse
puis le lendemain, c'est le spectacle du Stromboli: "une tache cuivrée
et floue, un peu mystérieuse dans le clair obscur du petit matin".
Bientôt apparaissent de plus en plus proches les côtes d'Italie
et de Sicile. L'Europe est proche: On peut entendre le sifflement d'un train
et même voir le panache de sa fumée. Au moment de quitter de vue
le continent européen, Charles se défend d'une certaine émotion
à la simple vue de ce panache. Le reste du voyage lui a été
raconté par son frère mais il ne s'attendait pas à une
telle chaleur à la traversée du canal. Comment les coolies résistent-ils
à la chaleur quand ils chargent le charbon dans les soutes du navire?
Il avait déjà fait une traversée aussi longue pour aller
en Martinique mais pour ce voyage là, il n'était pas seul et c'était
en guise de voyage de noces.
A
l'arrivée à Saïgon, Joseph a pu être là, sur
le quai flottant, comme beaucoup de résidents qui attendent impatiemment
le courrier de France et Charles aura pu lui donner, alors, des nouvelles fraîches, si on peut encore le dire après un mois de délai! Des nouvelles
des parents bien sûr et aussi de Jean Baptiste, qui vit probablement chez
sa grand-mère maternelle à Saint Pol de Léon tandis que
les nouveaux mariés vont s'installer à Orléans où
François a son travail.
Pour les deux frères, ici le changement de direction à la tête de la colonie va se faire rapidement sentir. Le fonctionnement des institutions ne convient pas à Paul Doumer, ce jacobin, ancien ministre des finances. Il va prendre "le buffle par les cornes... les gouvernements autochtones, héritiers de siècles d'immobilisme confucéen sont balayés". Le Kinhy-Luoc, vice-roi désigné par Hué au Tonkin est purement et simplement remplacé par un résident français. Les quatre conseils de protectorat créés n'ont qu'un rôle consultatif. Personne ne se leurre sur leur réel pouvoir. Par contre, le budget général de l'Union Indo-Chinoise est établi par un Conseil Supérieur de l'Indo-Chine composé des plus hautes sommités civiles et militaires. Les décisions sont appliquées par les services civils qui regroupent tous les fonctionnaires coloniaux. Les directions de ces services ressemblent fort à des ministères analogues à ceux de la métropole. Un budget général est instauré qui coordonne les différents budgets locaux. Les réformes fiscales, qui se multiplient, permettent d'alimenter le budget. Les mandarins ne peuvent plus" vivre sur le pays" comme le voulait la tradition. En particulier trois régies sont instituées sur l'opium, l'alcool et le tabac. Alors voyez-vous, chers cousins, à une époque où on ne pensait pas vraiment à réduire la consommation de tels produits, la puissance publique avait su rapidement redresser les finances puisqu'en quelques années le produit de l'impôt aura pu être multiplié par dix. Localement en Cochinchine, nos deux frères ont certainement pu assister aux rebuffades du Conseil Colonial, à forte majorité européenne. La lutte est dure entre ce "syndic d'intérêts particuliers d'appétits insatiables" et le gouverneur. Mais, Paris tranche et les caciques indochinois doivent se plier! Ce n'est pas pour déplaire aux deux léonards.
Cette restructuration des services peut être jugée très efficace par nos deux gardes d'artillerie aussi bien pour les démarches administratives que pour les actions sur le terrain. Charles a bien vu au Sénégal ce qui pouvait être fait pour le développement avec de telles méthodes. Ici, carte blanche est donnée au gouverneur général qui, naturellement, a une obligation de résultat. Ainsi, sous l'impulsion d'un homme particulièrement compétent et énergique,de grands projets d'intérêt général peuvent naître. La vision est globale: ces projets concernent à la fois l'urbanisme des grandes villes et l'aménagement du territoire et le développement économique. Mais le pays est resté impénétrable. La réalisation de grands travaux est décidée dès 1898: routes, ports, canaux, chemins de fer et ponts. En 1897, se formule l'avant projet d'une sorte de réplique moderne de la Voie Mandarine voulue par la dynastie N'guyen sous la forme de voies ferrées reliant le Tonkin à la Cochinchine. Entre autres réalisations associées à cette voie ferrée, l'idée de faire passer un pont sur le fleuve rouge à hauteur de Hanoï prend naissance. Pourquoi pas? pensent-on dans les rangs du Génie. On sait bien que Gustave Eiffel a fait les plans des ponts un peu partout dans le monde et les entreprises françaises chargée de la maîtrise d'oeuvre ont bien du savoir-faire . Sur le moment, ceci paraît impossible et les commentaires des gens qui en entendent parler sont éloquents: "Le fleuve est trop large ou bien le fleuve est beaucoup trop profond pour y mettre des piles" et ils ajoutent aussi volontiers :" En cas d'échec, que pensera la population?" Il est est vrai qu'avec 1800 mètres à franchir et une vingtaine de piles de pont à planter dans les vases du Fleuve Rouge, on doit bien calculer son affaire sachant que le tout doit supporter une voie routière et une voie ferrée. L'ensemble des travaux fait l'objet de la loi de programmation du 25 décembre 1898: 1625 km à réaliser pour une dépense phénoménale de 196 millions de francs. On ne s'étonnera pas si la somme fut par la suite fortement dépassée! Mais en 1899, le budget de la colonie est pour la première fois bénéficiaire, ce qui donnait bien des arguments pour défendre les grands projets.
On s'en doute, chers cousins, les français ne se contentent pas de construire des voies de communication pour pouvoir faire circuler des machines à toute vapeur! Nombre de réalisations concernent des actions très utiles à l'amélioration des conditions vie des habitants. L'assistance médicale est une grande oeuvre, car elle permet progressivement d'éradiquer pratiquement épidémies et hécatombes meurtrières. Que ce soit la lutte contre le choléra menée par le médecin militaire Calmette avec la création de son institut Pasteur en 1891 à Saïgon ou, dans les années 1895, la mise au point du vaccin contre le microbe de la peste bubonique par un autre pastorien, le docteur Yersin, ce sont autant d'actions efficaces et bénéfiques. Le docteur Yersin introduira aussi la culture de l'arbre à Quinquina pour lutter contre le paludisme. La curiosité de ce scientifique de haut niveau ne se limite pas à la sphère médicale: C'est lui qui introduit la culture de l'hévéa en Indo-Chine et participe ainsi à l'essor d'une nouvelle industrie. Il n'est pas le premier à montrer une telle ouverture d'esprit et à avoir le souci de faire connaître et partager au monde ses découvertes.On doit citer un simple naturaliste en quête d'animaux, de fleurs ou d'insectes, Henri Mouhot, qui avait pris conscience des richesses du patrimoine local en découvrant les ruines d'Angkor (1858) "il est saisi de la plus grande admiration devant ce qu'il appelle le tombeau d'une race morte". A sa suite, Doudart de Lagrée et Francis Garnier avaient dressé les premiers plans de ces ruines grandioses. Celles-ci, qui avaient été oubliées pendant trente ans, font l'objet d'un relevé détaillé par le Capitaine Lunet de Lajonquière. Il décrit près de trois cents monuments et quelques dizaines d'inscriptions sur pierre.
Informé
du rapport de Lunet de Lajonquière, Paul
Doumer décide la création d'une mission archéologique pour
étudier ce que l'on pourrait appeler la nouvelle Égypte tant les trésors
très anciens enfouis ici se sont révélés importants.Dans
le droit fil de son action fédératrice, le gouverneur général
transformera, en 1900, cette mission en l'Ecole Française d'Extrême
Orient chargée plus généralement de localiser et de préserver
les vestiges archéologiques de l'Union Indo-Chinoise. Ainsi seront bientôt
révélés en Annam, le royaume indianisé du Champa
qui précéda le pouvoir annamite sur le Mékong ou en Cochinchine,
le site du port d'Oc Eo qui commerçait avec la Méditerranée.
On pourrait aussi citer les très nombreuses pagodes qui furent sauvées
de la ruine dont la plus ancienne est celle de Chua Mot Cot à Hanoï.
Autant de découvertes qui mettent en évidence l'influence de deux
civilisations très anciennes:: une civilisation indianisée pour
ce qui concerne le Laos et le Cambodge et la civilisation chinoise pour l'empire
d'Annam (caractérisée par l'utilisation des idéogrammes).Cette
dualité s'explique très bien par la géographie de la péninsule
composée de deux régions, séparées par la Cordillère
annamite. Joseph et Charles, qui entendront parler de ces différentes
études, vont par la suite montrer un grand intérêt pour
l'archéologie et l'histoire des peuples primitifs. Finalement, comme
la plupart des français présents ici, les deux frères sont
assez fiers de ce qui s'y fait.
Joseph n'aura pas eu le temps de voir la réalisation de ces grands travaux car il rejoint la métropole le 11 juin 1898 alors que la loi de programmation correspondante n'est pas encore votée. Un mois plus tard, Charles est nommé stagiaire Officier de 2ème classe. C'est un pas de plus vers un statut lui permettant d'accéder à des tâches gratifiantes et formatrices et par la suite d'acquérir la compétence d'ingénieur militaire. En ce qui concerne ces travaux, ils seront menés à bon terme au bout de quelques années voire quelques dizaines d'années plus tard. Toutes ces réalisations, dues à l'action déterminante de Paul Doumer, feront dire aux historiens que ce gouverneur général a fait rentrer l'Indochine dans la modernité du XXème siècle. Un destin national l'attend après un séjour de cinq ans dans la Colonie Indo-Chinoise...
Charles
ne verra aussi que le début des transformations voulues par Paul Doumer.
Il est de retour au pays le 11 janvier 1899. Les deux frères ont pu retrouver
leur famille et profiter de permissions de longue durée. Charles se met
en civil et rêve avec ses deux enfants sur les genoux à ce que
pourrait être la vie avec un métier exercé dans le pays.
Arriver en
France, c'est comme débarquer sur une autre planète pour ceux
qui arrivent des colonies où les préoccupations sont tournées
vers des projets d'avenir. Ici, en métropole donc, on se préoccupe
beaucoup de ce qui se passe à Paris. C'est le centre d'intérêt
principal de l'opinion publique et surtout, c'est de plus en plus le lieu où
se prennent les décisions qui régentent la vie quotidienne des
français. La République se cherche toujours. Sans doute est-elle
plus consensuelle que les régimes politiques précédents
par la pratique du suffrage mi-universel mais elle ne peut empêcher le
développement de conflits et de tensions internes. La fin de l'année
1898 a vu des affrontements sévères. Ceux-ci peuvent être
violents comme en témoignent la tentative de coup d'état fomenté
par Déroulède quelques jours après le retour de Charles;
C'était à l'occasion des funérailles de Felix Faure décédé
brutalement le 23 février. Le coup d'état échoue. Il s'ensuit
la formation d'un gouvernement de "défense républicaine "
(ce qui est la moindre des choses!) sous la direction de Waldeck-Rousseau. La
scène politique est animée par les conséquences du second
procès de Dreyfus. Ce procès a été décidé
à la suite de révélations faites en 1897 sur l'existence
de fausses pièces à conviction fabriquées par les services
pour confondre Dreyfus; un premier "procès" intenté
à l'officier Esterhazy l'avait relaxé (11janvier 1898).
La validité de ce jugement avait été fortement mise en
cause quinze jours plus tard dans le fameux article de Zola "J'accuse"
paru le 13 janvier 1898 dans le journal de Clemenceau l'Aurore.. Le feu
a été mis aux poudres dans l'opinion publique : procès
de Zola qui s'exile... les événements se précipitent...
dreyfusards et antidreyfusards s'invectivent à plaisir... manifestations
de rue... déclaration péremptoire du ministre de la guerre G.
Cavaignac qui cite une pièce qu'il croit accablante pour Dreyfus...
examen de la pièce par les services même du ministre de la guerre.
La pièce est un un faux... le " faux Henri" .. ce lieutenant-colonel
arrêté avoue et se suicide... Aux yeux de l'opinion publique le deuxième procès
est inévitable. Alors, chers cousins,
quel jugement a donc été rendu? Eh bien, Dreyfus est de nouveau
condamné à dix ans de prison avec circonstances atténuantes
- voyez-vous! .. Mais Dreyfus est aussitôt gracié par le président
de la République; gracié, certes, mais pas innocenté, il
devra attendre encore pendant 8 ans sa réhabilitation accompagné
d'une légion d'honneur qu'il n'avait sans doute pas vraiment cherché
à obtenir par ce moyen-là. Quelle mauvaise affaire pour la France
aussi dans cet exercice de haine interne qui va la marquer pour des décennies.