De 1899 à 1902 : Joseph au Soudan et Charles au Tonkin

Chers Cousins, nous voilà en 1899. Sommes-nous à la Belle Époque? Joseph ne peut certainement pas se le demander car cette expression nostalgique ne sera utilisée qu'après 1918 suite aux horreurs européennes de la première guerre mondiale

Sur le "steamer" qui l'amène depuis Bordeaux jusqu'en A.O.F, Joseph aperçoit enfin les côtes africaines. Les quelques derniers jours du voyage ont été pénibles car, à la traversée du tropique, la température a fortement augmentée en ce mois de juillet 1899. Le Sahara est en face! Comme pour se rafraîchir, il se souvient des traversées qu'il a faites sur la Mer Rouge de l'autre coté de l'Afrique : c'était encore plus pénible lui semble t-il. Il est vrai que là-bas deux déserts jouxtent la Mer Rouge alors qu'ici on peut espérer profiter du vent du large venant de l'ouest... quand il souffle!

Avec ses deux cousins Charlot et Jobic, ils forment une sacrée équipe, ces "p'tits gars". Oui, une fameuse équipe surtout pour les grands parents qui doivent s'en occuper maintenant... Ce serait bien, tout de même, de trouver une nouvelle maman pour Jean. Après trois ans de veuvage, l'idée de se remarier est devenue familière à Joseph. D'ailleurs ne pense-t-il pas alors aux quelques bons moments qu'il a pu passer avec Marie. Peut-être a t-il même déjà demandé sa main au père de cette agréable jeune fille. Le père est un retraité de la Marine, sans doute pas fâché de voir rentrer un "gars" de la Marine dans la famille: un gars qui, lui semble-t-il, est promis à un bel avenir. Mais... ce ne fut plus le moment de penser à se marier quand était arrivé cette affectation lointaine dans un Soudan en guerre. Le métier de militaire est bien exigeant!

Un spectacle très curieux le tire de ses pensées nostalgiques: voici que le navire traverse un très grand banc de poissons volants; c'était à peu près la seule distraction au cours de ce voyage. Encore une nuit et une pointe de terre s'approche: c'est le Cap Vert dont la seule dénomination laisse espérer que les voyageurs pourront bientôt profiter de quelque fraîcheur. Plus en avant, on peut voir sur la droite l'ile de Gorée d'où, depuis le XVI siècle, furent embarqués des esclaves noirs par dizaines de milliers vers le Brésil, les Antilles et le continent américain. Ces esclaves étaient vendus par des marchands africains aux européens qui "peuplaient" ces territoires lointains de travailleurs robustes pour remplacer les autochtones ne supportant pas les rudes travaux dans les plantations. Depuis la loi promulguée par la furtive deuxième République, il n'y a pas de traite d'esclaves ici comme dans tous les territoires contrôlés par la France. Joseph aperçoit maintenant les "Mamelles". Ce sont des collines très reconnaissables par les habitués de ce voyage: elles sont situées au nord de Dakar comme une invitation aux voyageurs à rejoindre le port. Ce port a été aménagé récemment et ses quais en ciment armé permettent aux gros paquebot d'accoster facilement..

Charles avait pu décrire à son frère Joseph l'ambiance régnant au Sénégal puisqu'il y avait séjourné pendant deux ans. D'emblée, il lui avait annoncé qu'il y verrait beaucoup de Noirs: Joseph s'en doutait bien mais venant de ce petit plaisantin du genre pince-sans-rire, il ne fallait s'étonner de rien! Le climat chaud et humide est aussi difficile à supporter qu'en Indo-Chine. Là encore il y a en permanence la menace de ces terribles maladies tropicales: la fièvre jaune, le paludisme, la dysenterie amibienne et la maladie du sommeil contre lesquelles il n'y avait pas de vaccin connu. Un laboratoire de microbiologie africaine a bien été créé à Saint Louis par le pastorien Emile Marchoux qui fait partie du corps des médecins des colonies. Entre autres travaux de recherche, il commence des études épidémiologiques sur le paludisme. On attend beaucoup des observations qui pourront être faites et des remèdes que l'on pourra trouver. Chaque année ou presque les populations subissent des épidémies. En juillet 1898, une épidémie de dysenterie amibienne éclate à Saint Louis; deux ans plus tard, la fièvre jaune frappe sévèrement le Sénégal et jette la consternation dans la population. On est complètement démuni contre cette maladie et ne sait même pas quel est son mode de transmission. Comptant sans doute sur leur bonne étoile, les deux frères ne se préoccupent pas outre mesure de ces risques de maladies tropicales auxquelles ils ont déjà été exposés aussi bien en Afrique qu'en Extrême Orient .

Quant à la manière d'être des résidents, elle est assez surprenante. On sent une grande indépendance d'esprit chez eux vis à vis de la tutelle métropolitaine: il y a de grandes similitudes entre les colonies africaines et extrêmes-orientales. Joseph aura l'occasion de se rendre compte par lui-même de l'ambiance assez spéciale qui règne dans cette partie de l'Afrique, éloignée de la métropole. Charles avait certainement dû indiquer à son frère l'impression qu'il avait eu de cette grande liberté laissée par Paris aux autorités en place au Sénégal. Celles-ci disposaient déjà d'un budget autonome. On leur demandait d'équilibrer les finances et si possible de rentabiliser le Sénégal quitte à laisser aux acteurs locaux le soin d'organiser cela à leur guise et en tenant compte des us et des coutumes du pays. L'idée était que le Sénégal était rentré dans une phase d'exploitation des richesses après celle de la conquête du territoire. Cette idée-là s'était renforcée au fil du temps et les choses avaient évolué depuis le départ de Charles en novembre 1896. Dans ce pays plat et sablonneux, irrigué par trois fleuves, la culture de l'arachide, introduite depuis plus de cinquante ans, est maintenant en pleine production; la ligne de chemin de fer de Saint Louis-Dakar utilise, depuis juillet 1897, le pont Faidherbe et permet d'écouler facilement cette production qui représente 70% des exportations du Sénégal. Avec cet essor économique, la grande autonomie des gens en place s'est renforcée et cela amène les plus entreprenants d'entre eux à penser qu'il leur appartient d'exploiter un pays sans forcément en rendre des comptes à Paris. Comme huit ans plus tôt en créant l'Union Indochinoise, Paris avait réagi à cet état de fait en instituant l'Afrique Occidentale Française (A.O.F.) au mois de février 1895. Ceci est apparu, dans l'opinion métropolitaine, comme étant une disposition administrative bien nécessaire pour permettre aux autorités civiles de reprendre un certain contrôle sur les gens en place; cela a sans doute suffi à rassurer une opinion publique bien préoccupée par ses propres problèmes intérieurs. Cette situation existe certainement au Sénégal dans les milieux d'affaires mais plus encore dans les territoires nouvellement conquis qui s'agrandissent de jour en jour. Dans ces territoires, on ne connaît pas très exactement les frontières ni même le statut qui évolue entre celui d'un protectorat et celui d'une colonie. Quant à l'appartenance d'un territoire, le Congrès de Berlin en 1885 entre les puissances européennes colonisatrices fait règle de loi. Il avait été décidé, alors, qu'un territoire ne pourrait être possédé que si il était effectivement occupé et que si il n'existait pas une autorité reconnue par les autres puissances. Dans ce contexte, ce sont les militaires qui tiennent les rênes. Ils semblent conquérir de nouveaux régions au gré des opportunités et au fur et à mesure de l'élimination des principaux chefs indigènes. La région est partitionnée par des fleuves prenant naissance dans les monts du Fouta Djalon et du plateau Mossi. Autour de ces fleuves, indépendants les uns des autres, s'étaient constitués des empires plus ou moins éphémères ne subsistant que par la loi du plus fort. Les ressources des vainqueurs viennent du commerce dans ces territoires traversées depuis des siècles par les caravanes traditionnelles. Dans ce commerce, l'exportation vers les Amériques d'esclaves "prélevés " chez les vaincus était depuis longtemps une source de profit importante. C'est vrai pour la Guinée, la Cote d'Ivoire, le Danhomé et surtout le Soudan. La stratégie employée par les français, dite de la tache d'huile, consiste à implanter progressivement des forts le long des fleuves. Ainsi sont, notamment, conquis Kayes sur le Bafing (affluent du Sénégal), Bamako puis Tombouctou sur le Niger. Fort de cet encerclement des territoires compris entre le Niger et la mer on pratique de même en implantant des postes militaires que l'on appelle maintenant curieusement des cercles. Dans ces cercles, la présence de deux ou trois officiers français encadrant quelques tirailleurs autochtones bien armés suffit à éloigner ceux que l'on pourrait appeler les mauvais esprits. Une des missions confiées à ces officiers était de dresser les cartes de ces terres inconnues et de faire l'inventaire des richesses naturelles. Ils le font arme au poing car le pays n'est pas sûr. Ils complètent ainsi les quelques observations qui avaient pu être faites antérieurement par les explorateurs du début du siècle. Une autre mission qui leur est confiée est de poursuivre plus en avant et d'aller, si nécessaire, capturer ou au moins déloger les chefs rebelles qui voudraient s'opposer à cette démarche de découverte suivie de conquête. L'expansion de l'influence française sur ces territoires est très rapide puisqu'en 20 ans de 1885 à 1905 l'emprise de la France passera de l'occupation de zones côtières à celle d'un territoire beaucoup plus vaste de 4 millions de kilomètres carrés en surface habitée par 11 millions d'habitants.

En 1899, Joseph arrive donc à un moment où le mouvement de conquête est dans une phase très active. Les journaux rapportent régulièrement les faits d'armes de nos troupes. Joseph lui-même est simplement de passage au Sénégal car il est affecté à la Direction de l'Artillerie du Soudan. Il s'agit du Soudan français, chers cousins, à ne pas confondre avec le Soudan anglo-égyptien situé à l'est de l'Afrique sur lequel la France n'a plus aucune prétention depuis l'affaire de Fachoda en 1898. Lorsque Joseph y séjourne, ce territoire, théoriquement conquis par Galliéni entre 1891 et 1895, n'est pas entièrement contrôlé. Un ancien opposant à la présence française dans la région, Samory Touré, qui depuis 1881 y avait constitué un empire à l'est du fleuve Niger a été obligé de se réfugier dans les montagnes vers la Cote d'Ivoire et le Ghana. Arrêté en 1898, il a été exilé en Algérie. Cette même année a aussi vu la prise de Sikasso, capitale du royaume de Kenedougou, et la disparition par l'héroïque suicide de son roi Babemba Traoré. Le dossier militaire de Joseph indique que le Soudan est en guerre en cette fin d'année 1899. L'apparente tranquillité du Sénégal n'est donc pas de mise au Soudan. En France, cette région du Soudan a la réputation d'être le " tombeau des hommes blancs", essentiellement à cause de la nocivité du climat. La correspondance d'Henri Gaden, officier en poste au Soudan en 1898 nous éclaire sur la situation et la mentalité de ceux que l'on appelle à Paris les "Soudanais": "Le Soudan dans lequel nous vivons ici n'est pas le Soudan de Kayes de Kita et de Bamako (villes conquises avant 1895) très peu celui de Tombouctou (occupé en 1895). C'est celui de Say (sur le Niger proche du Danhomé)) celui du plateau du Mossi. C'est nous qui, seuls au Soudan, actuellement sommes en relation avec ces gens là, les connaissons et pouvons y aller facilement.." Ces soudanais occupent progressivement la seule voie de communication transafricaine par où passent les caravanes.

La suppression de l'esclavage sur les territoires français en 1848 n'a pas pour autant fait disparaître ce sinistre commerce dans la région. Les traditionnelles caravanes transafricaines transportent des barres de sel, des noix de Koka, de l'or mais elles font encore le commerce des hommes. Celles qui amènent des esclaves se sont détournées des régions contrôlées par les français. L'abolition de l'esclavage n'apparaît pas à tous comme une obligation morale. Certains esprits mercantiles français regrettent d'ailleurs que cette interdiction "hypocrite" n'aboutit qu'à orienter vers d'autres marchés une activité commerciale qui aurait pu profiter aux colonies! mais on le sait, le projet colonial de la France trouve, aux yeux de l'opinion publique, une justification morale lorsque l'on parle d'apporter la sécurité et le progrès, voire la liberté aux populations autochtones. Au Sénégal, par exemple, les habitants des villes de Dakar, de Saint-Louis, de Gorée et de la Casamance ont la nationalité française. Pour Joseph comme pour Charles, force est de constater que cette "mise en citoyenneté" ne peut pas se faire totalement par un coup de baguette magique tant est grande la différence entre les modes de vie et les moeurs des métropolitains et celles des autochtones. Cette disposition légale facilite les relations humaines dans la colonie où l'on voit bien les signares jouer à jeu égal dans les affaires avec les métropolitains - dans le respect des traditions. Par ailleurs, dans l'Armée, la fraternité d'armes dans les régiments de Tirailleurs est une réalité, mais cette solidarité n'est vécue que dans une situation bien particulière et de façon temporaire!

Il est bien certain que le développement du commerce international est un moyen indispensable pour permettre la mise en valeur de ces régions. La société industrielle qui est en plein essor en Europe trouve ici des perspectives de développement quasi infinies au regard d'une contrée si démunie où, pour ne prendre qu'un seul exemple, le transport des marchandises se fait traditionnellement sur des pistes au mieux à dos de chameau et au pire à pied par des porteurs. Dans des projets à l'européenne où l'on envisage d'écouler des productions agricoles et minières importantes, il est indispensable de continuer à développer des voies de communication sures et rapides. Denis Papin n'a pas besoin de se retourner dans sa tombe, la machine à vapeur est reine de ce développement industriel. Les voies ferrées surgissent dans ces contrées désertiques et redessinent complètement les réseaux de communications essentiellement constitués, jusque là, de fleuves. Le pont Eiffel est jeté sur le Bafing (affluent du fleuve Sénégal) et la voie est ouverte entre Dakar et Bamako. Cette dernière ville n'était accessible que par voie fluviale à partir de Saint Louis dont on connaît la faible capacité portuaire. Le commandant Joffre, officier du Génie, est chargé, à cette époque, de réaliser un chemin de fer au Soudan Ces travaux se font dans des conditions de travail très pénibles Joseph a sans doute participé à ces chantiers de travaux publics.

Qu' a pu faire exactement Joseph pendant ces deux ans passés en AOF? Une fois de plus, encore une fois, chers cousins, il est difficile sur les simples indications d'un dossier militaire de le savoir. Il est arrivé ici comme garde d'artillerie de 3éme classe et a été affecté à la direction d'Artillerie du Soudan. Où est-il allé? On peut se référer aux médailles qu'il y a obtenues : en premier, et cela est bien étonnant, il sera nommé chevalier de l'Etoile noire du Bénin. Il recevra ensuite la médaille coloniale avec agrafe "Sénégal et Soudan". Si l'on se fie à l'ordre dans lequel sont données ces médailles, on peut penser que Joseph a d'abord été au Bénin avant d'aller au Soudan. ..

Aller au Bénin? A partir de Dakar, c'est par voie maritime que l'on peut rallier le port principal de cette contrée, Porto-Novo... Il faut donc glisser le long de côtes de cette Afrique Occidentale que les français ne sont pas les seuls à occuper! Ce voyage a de quoi faire réfléchir sur ce que les européens sont venus faire ici.

Pour ceux qui sont curieux, il y a dans ce temps de voyage une occasion de faire un retour sur le passé. En effet, c'est toute une vitrine de l'Histoire des trois derniers siècles qui est là. Ce fut d'abord l'installation en différents points de la côte de comptoirs indispensables au ravitaillement des navires voguant vers les Indes. Hollandais, portugais, anglais, français, allemands et espagnols se partagent ces comptoirs et/ou s'en disputent le contrôle suivant les ententes ou mésententes internationales. Dès 1540, les portugais avaient commencé à emmener des esclaves achetés aux trafiquants indigènes pour les placer au Brésil dans les exploitations agricoles. Gorée est le premier site d'embarquement. On sait que ce trafic a été adopté par toutes les nations européennes, Hollande en tête, puis par l'Angleterre, la France, le Danemark et l'Espagne. Plus tard, ces pied-à-terre européens seront le point de départ de savants explorateurs passionnés qui veulent découvrir de nouvelles contrées dont l'exotisme excite leur imagination. L'aventure est risquée et ils n'ont pas toujours la chance de revenir vivants si j'ose dire! mais pour ceux qui peuvent raconter leurs aventures, il y a beaucoup de connaissances à transmettre à partir de ce qu'ils ont pu découvrir. Dans cette région de l'Afrique, on peut citer le voyage tragique à Tombouctou de l'anglais Laing (1826) et celui, plus tranquille du français René Caillé (1828). Plus tard, en 1880, ce sera au tour de l'autrichien Lenz .

Les écrits de ces explorateurs sont très intéressants. L'entrée à Tombouctou par voie fluviale, en 1893, du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux correspond à une autre démarche bien sûr! A cette époque, la France, en compétition avec les autres pays européens est bien décidée à étendre son influence sur le fleuve Niger. La présence française est confortée par la prise de la ville par le commandant Joffre en 1895.Toutes ces informations ont certainement contribué à faire mûrir des projets dans la tête d'industriels pragmatiques, projets à caractère plus économique que scientifique étant donné la présence de mines et des possibilités de développer des nouvelles cultures. Le progrès scientifique est à l'ordre du jour et les applications qu'il suscite ouvre de nouveaux espoirs dans l'amélioration des conditions de vie des populations. L'époque s'y prête bien : la société industrielle, initiée en Angleterre au début du siècle, s'est imposée sur le continent depuis plus de cinquante ans . En cette fin de siècle, elle atteint son apogée avec un impérieux besoin d'écouler ses produits manufacturés et aussi celui de découvrir de nouveaux gisements de matières premières pour alimenter ses usines. La société industrielle, ou société mécanique comme diront certains, est en marche et se prend à son propre jeu dans une fuite en avant vers le Progrès...

Toutefois, au cours de ce voyage Joseph réalise que le Sénégal n'occupe pas toute la côte au sud de Dakar. Après le départ, on annonce rapidement les côtes de la Gambie constituée par le delta et s'étendant sur toute la longueur du fleuve du même nom. Ne pas toucher! ce territoire est sous influence anglaise! Puis, c'est la Casamance que l'on sait habitée par des citoyens français; elle fait partie du Sénégal qu'elle rejoint par l'arrière pays. Glissons avec Joseph le long de cette côte africaine: pour passer devant la Guinée portugaise suivie de la Guinée française où une nouvelle ville, Conakry, vient d'être crée (1893). Son dernier roi, Mahmadou Lamorie Almany, avait été destitué par les français en 1887. Elle vient d'être rattachée au Sénégal comme colonie autonome. Voici, adossée au Fouta Djalon et aux monts Nimba et donnant sur l'Atlantique, la Sierra Leone, on l'a dit indépendante. Elle nargue quelque peu, par son nom, les colonies européennes voisines. L'a t-on rapporté à Joseph? mais n'est-ce pas là que dès 1787 des esclaves affranchis d'Amérique ont commencé à fonder une nouvelle patrie? Ou,i bien sûr, puisqu'on vous le dit, chers cousins! Un pays de l'Utopie? Ce pays est connu désormais et c'est là aussi qu'étaient arrivés, trois ans après, les Marrons, esclaves échappés de la Jamaïque. Bien plus tard, au début du 19éme siècle, ce sera au tour des Recaptives de débarquer. Ces esclaves se retrouvaient ainsi libérés après qu'ils eussent été repris par les anglais aux navigateurs espagnols, français, portugais qui continuaient la traite. On doit noter que ces anglais, donneurs de leçons, avaient aboli l'esclavage dans leurs possessions en 1834. Décidément, sans que Joseph s'en doute, cette côte se moque : en effet, après la Sierra Leone nous trouvons le Liberia. Voilà un mot qui évoque la Liberté; ce n'est pas le fruit du hasard car, ici, ce sont des philanthropes américains qui en 1816 ont imaginé de fonder une colonie de Noirs libérés qui deviendra indépendante dès 1847. Le "rapatriement" continuera et la population atteint le nombre de quelques 22.200 habitants en 1892. Le Liberia est situé sur ce que les géographes appellent la cote des graines sans doute pour rappeler qu'ici le kola et le café poussent en abondance. Après ces deux territoires quelque peu incongrus par leur indépendance affichée, nous pouvons reprendre notre lèche-vitrine: voici la Cote d'Ivoire dont le nom rappelle facilement la nature du commerce initial. La ville de Bingerville vient d'être crée, par les français, sur la rive nord de la lagune de la capitale Grand Bassan ravagée par la fièvre jaune. Aux dires des géographes, la côte qui suit est celle de la côte de l'or - Gold-Coast n'est-il pas? ne pas toucher, puisque sa Gracieuse Majesté y a des sujets. Point besoin de dire non plus que derrière ces beaux rivages se cachent quelques pépites enfouies dans les montagnes toutes proches (Ghana). Glissons encore sur la mer, voici une côte dont le nom peut surprendre, voire choquer, un visiteur non averti.En effet, le nom donné à cette cote est celui de la cote des esclaves, choquant, certes, elle n'était pas la seule à justifier cette appellation malheureusement historiquement fort authentique qui ramène l'homme à l'état d'une marchandise! Nous avons atteint là les côtes du Togoland, ce territoire est sous influence allemande. On retrouve ensuite une région contrôlée par la France : c'est le Danhomé où, en cette année 1899 tout commerce esclavagiste a disparu parce qu'il vient de rentrer dans l'A.O.F. Au Danhomé, Joseph assiste ainsi à l'évolution d'un protectorat français établi depuis 1880 sur les territoires de Porto-Novo et Grand-Popo vers un statut de colonie concernant l'ensemble du royaume du Danhomé.Le roi avait fini par se rendre en janvier 1894. Son frère Azo Li Ago qui l'a remplacé subit ce changement de statut mais n'est pas forcément docile aux dernières directives françaises... L'embouchure du fleuve Niger n'est pas loin. Au delà de cette embouchure le Nigéria où se trouve l'Anglais. C'est une autre vitrine de l'Histoire, tout à fait analogue à celle que Joseph vient de visiter qui pourrait être découverte, une région où la concurrence commerciale entre les pays européens a trouvé un autre théâtre pour s'exprimer mais d'après ce que l'on sait ni Joseph ni son frère n'y sont allés...

Au cours de son sèjour au Soudan à la section travaux, Joseph a eu l'occasion d'observer les techniques de constructions locales. Les murs des maisons sont batis en briques d'argile assemblée à la chaux. Le travail demande une certaine expérience qui mérite d'être divulguée auprès des manoeuvres nouvellement embauchés dont les initiatives ne sont pas toujours couronnées de succés! L'encadrement européen a bien aussi besoin d'un minimum de formation pour diriger ces travaux. Joseph a rapidement fait la synthèse des quelques principes élémentaires de base qu'il faut appliquer. Il accumule de nombreuse notes et croquis en vue d'une publication destinée aux constructeurs coloniaux. Joseph en parle autour de lui. Il organise même localement des réunions sur le sujet. Venant d'un garde d'artillerie de troisième classe, cette initiative est connue et appréciée à l'Etat Major.

Le 6 juillet 1900, Joseph éprouve un sentiment de fierté bien mérité. En effet, il vient d'être nommé officier d'administration de deuxième catégorie. Il attendait cela depuis fort longtemps: maintenant c'est le moment d'envisager une accélération de sa carrière au sein des différents états-majors où il pourra désormais être affecté. Le métier lui parait vraiment intéressant car il connaît la diversité des tâches confiées aux compagnies du Génie. Il s'empresse d'annoncer cela à sa famille. Il envisage plus sérieusement la réalisation d'un certain projet qui lui tient à coeur. Ah Marie! De plus, ce grand timide pourra prendre de plus en plus d'assurance et, muni du Manuel de Savoir Vivre de l'officier, côtoyer d'avantage de beau monde. Au fond, ce n'est pas pour lui déplaire. C'est un nouveau départ dans sa vie. Joseph ne manque pas d'annoncer la bonne nouvelle à son cadet. Mais le courrier prendra du temps. En effet, Charles a quitté le pays et se trouve au Tonkin depuis le mois de février. L'annonce de la promotion de son frère plait bien à Charles et lui donne de l'espoir. En effet, il attend, lui aussi, de pouvoir profiter d'une telle aubaine.

Pour l'instant, c'est encore l'état de guerre dans le nord de l'Indo-Chine malgré la reddition relativement récente du dernier chef rebelle, le rusé Hoàng-hoa-Tham, plus connu sous le nom de Dê-Tham qui s'était réfugié dans les régions montagneuses du Yên Thê. Là, il avait poursuivi la lutte contre les "barbares venus de l'ouest" au nom du mouvement Van-Thân Dans les années 1895, Lyautey et Galliéni avaient eu maille à partir avec lui et ils durent négocier pour se sortir de situations délicates. Toutefois, les troupes de ce rebelle n'étaient pas particulièrement disciplinées. Elles comprenaient de véritables bandits, anciennes recrues des sinistres Pavillons Noirs ou d'autres bandes qui mettaient les villages à sac. Aussi, la population des montagnes, au début pleine d'enthousiasme pour ces "défenseurs", s'en était peu à peu détaché. L'infiltration d'agents étrangers et la trahison des siens avaient fait que, tout au long de l'année 1897, le Dè Tham avait pu être traqué. Accroché plusieurs fois par la Garde Indigène, il avait progressivement perdu ses troupes. Il avait fini par se rendre le 13 novembre 1897, en faisant remettre par Monseigneur Velasco, l'évèque espagnol de Bac-Ninh, une lettre au gouverneur général. Il y reconnaissait ses crimes et s'engageait à vivre désormais paisiblement si on voulait bien lui accorder une concession. Sa requête ayant été étant acceptée, il ne faisait plus parler de lui. Toutefois, en 1900, quelques attaques sporadiques sont signalées dans les campagnes; elles s'apparentent plutôt à des actes de banditisme qu'à un combat de rébellion. Charles a certainement eu des échos de ces derniers désordres et constate que, malgré l'état de guerre déclaré, l'impression générale laisse à penser que la pacification est chose acquise. C'est différent de ce qu'il avait pensé trouver en s'embarquant à Marseille; les récits du service militaire de Joseph y étaient pour quelque chose: ils décrivaient une situation beaucoup plus périlleuse que celle qu'il pouvait constater. Mais la pénibilité du climat n'était pas une légende! Pour les militaires affectés au Génie, la tâche est tout autre chose que de s'opposer à d'eventuelles attaques. Il s'agit surtout pour eux de participer à la réalisation d'ouvrages de travaux publics programmés par la loi de 1898. Il y a tant à faire pour moderniser le pays. N'oublions pas, chers cousins, que le Gouverneur Général en Indochine est ce Paul Doumer dont on dit tant de bien à Paris. Depuis son arrivée en février 1897, il a réorganisé le pays de telle sorte que le budget de l'Indochine est devenu excédentaire dès 1899. Alors, les grands travaux, prévus dans la loi de juillet 1898, ont pu commencer. Les 1625 kilomètres de voies de chemins de fer dans ce pays montagneux vont être le réalisés au prix d'un travail herculéen. Pont et tunnels se succèderont. Ce n'est pas peu dire car on saura plus tard qu'il en aura coûté la vie à 12000 coolies et à 80 ingénieurs français. Dure époque! Cette volonté de Paul Doumer de construire, coûte que coûte, ce qui a été décidé s'appuie aussi sur quelques défis architecturaux que permettent les nouvelles technologies. Le concepteur est-il l'architecte ou l'ingénieur? Le débat échappe peut-être encore à notre garde stagiaire mais il est à la mode dans les cercles européens. Monsieur Eiffel a bien l'air d'avoir adopté un parti ingénieural plutôt qu'architectural, si j'ose dire! C'est bien compréhensible d'ailleurs puisqu'il sort de .....C'est un fait: la légèreté des ouvrages métalliques en acier permet d'envisager la construction d'ouvrages de franchissement des fleuves ou des vallées qui défient, sur le moment, le bon sens commun. C'est au moment ou Charles arrive au Tonkin que débutent les travaux "impossibles" du pont sur le fleuve Rouge. Les piles se construisent une à une; le travail est surprenant car elles sont enfoncées à trente mètres en dessous du niveau des plus basses eaux. Ce pont est réalisé d'après les plans de Gustave Eiffel (encore lui!) par la société Daydé et Pillé de Creil. Il aura 1680 mètres de long avec passage de voies ferrées et routières. Les 19 travées en acier seront posées sur les piles en construction - un travail de titan là encore! On en parle déjà comme du pont Paul Doumer, ce qui est bien naturel! Certaines personnes disent : Cela est prodigieux, les français savent tout faire ! Ce sont les mêmes, qui quatre ans plus tôt avaient susurré: vous voulez vraiment faire cette tentative? Vous ne craignez pas un mauvais effet sur la population? Dame, qui ne tente rien n'a rien comme on dit au pays. On peut penser que Charles, a pu, de près ou de loin, participer à cet ouvrage. A ce moment-là, il s'est certainement souvenu de la construction du pont Faidherbe sur le fleuve Sénégal à laquelle il avait participè quatre ans plus tôt... Diable! on n'arrête pas le progrès. Ce nouveau pont est trois fois plus long que son homologue africain.

En 1901, c'est au tour de Charles d'être promu Officier de deuxième catégorie. Il peut donc, lui aussi, annoncer la bonne nouvelle à sa famille et en particulier à son aîné. Joseph est bien content pour son cadet. Décidément, Joseph a toutes les raisons d'être heureux après ces 21 mois passés en terre africaine; Il retrouve les siens en bonne santé. Sans doute arbore t-il la médaille de l'Etoile Noire du Bénin que son fils Jean aime à regarder. Il l' a bien mérité, la campagne a été rude. Ce n'est pas tout: pensez voir, chers cousins: il va se marier, notre officier avec l'aimable Marie Ringue. Tout a été bien combiné. Figurez vous qu'il n'attend pas, le bougre! Ayant posé le pied sur la terre de sa chère Bretagne le 3O Mars, il se retrouve avec Marie devant maire et curé à la date du 29 avril dans la bonne ville de Brest. Ils se serait bien marié plus tôt, mais, savez-vous, il faut publier des bans pendant trois semaines! L'avenir paraît radieux aux deux nouveaux époux; Jean a retrouvé une famille. Pendant ce temps là, Charles est toujours au Tonkin ! Son séjour va durer jusqu'en juillet 1902. Il aura eu le temps de voir l'inauguration à Hanoï du pont Paul Doumer par l'homme du même nom. Celui-ci n'en finissait pas d'inaugurer des ouvrages - comme par exemple le pont de Binh- Loï sur la rivière de Saïgon. Charles partage avec beaucoup de gens une certaine admiration pour Paul Doumer. Des leçons peuvent être tirées de tout ce qu'il a fait et initié. Lorsque celui-ci quitte son poste en mars 1902, il peut se targuer d'avoir bien oeuvré. Ses réalisations sont spectaculaires: ..... l'ouverture de nouvelles terres de culture par des techniques appropriées - au Tonkin, par d'importantes opérations de dragage - en Cochinchine où, paradoxalement, il convient d'assécher les étendues de la grande Plaine des Joncs, la création de de l'Ecole de Médecine et de l'Institut Scientifique de Hanoï, où Yersin vient d'arriver pour en assurer le démarrage. Auparavant, ce médecin des troupes coloniales s'était distingué par ses travaux qui lui ont permis de découvrir le bacille de la peste. Le nouvel institut est destiné à la formation de médecins autochtones...... et, à l'instigation du capitaine Lunet de Lajonquières, découvreur du site d'Angkor, la création d'une mission archéologique, noyau fondateur de l'Ecole Française d' Extrême Orient. Cet institut est chargé, dès 1900, de localiser, d'étudier, de restaurer et de protéger les vestiges du patrimoine indo-chinois. Cet exemple aura sans doute inspiré les deux frères dans la conduite de leurs actions professionnelles tant sur la plan de l'organisation que dans celui de l'innovation. La volonté et le goût du travail bien fait venaient plutôt du coté léonard! Quant aux recherches et à la connaissance du temps passé allez savoir ...

 

 

 

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ACCEUIL SAGA

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