MARIAGE DE CHARLES.

Rappelez-vous, chers Cousins : un mois après son retour du Tonkin en juillet 1902, Charles a été affecté à la Chefferie du Génie de Lorient. Ainsi, il peut vivre auprès de ses enfants Marguerite, Charlot et Jobic puisque ceux-ci habitent chez leurs grands-parents dans cette ville. Charles n'a pas de maison au pays; il est naturellement domicilié chez ses parents. A vrai dire, jusque là il n'a pas beaucoup connu de vie de famille du fait des différentes affectations qu'il a connues dans les colonies. Il est particulièrement heureux de retrouver les siens lorsqu'après la journée, il quitte les services de la Marine. C'est autre chose que de se retrouver dans un ces baraquements coloniaux comme ceux qu'il a pu connaître en Indochine ou au Sénégal! Vivre ensemble, cela permet à Charles de réfléchir posément avec ses parents à l'avenir des enfants. Dans les colonies, le courrier acheminé par bateaux met souvent plus d'un mois pour parvenir à destination. On s'échange parfois quelques photos mais les nouvelles ne sont jamais bien fraîches!

Marguerite a 11 ans, Charlot 8 ans et Jobic 6 ans. Combien de fois, sa mère ne lui a-t-elle pas dit : "Tu devrais songer à te remarier pour que tes enfants puissent avoir un foyer stable. Tu sais bien, nous ne sommes plus très jeunes avec ton père". En effet Jean est à la retraite depuis déjà quelques années et il leur faudra bientôt envisager d'aller dans une maison de retraite comme celle de Melun que l'administration des douanes met à disposition de ses retraités. Marie a 59 ans et Jean en a 62. Ils n'ont pas d'autres ressources que la retraite des douanes qui est bien modeste. "Je sais, je sais..." répond-il invariablement, sans vouloir paraître trop agacé aux yeux de sa chère Maman. Charles a bien conscience de la fragilité de sa situation familiale. Mais décider de changer celle-ci en se mariant n'est pas chose aisée lorsqu'on est astreint à effectuer des missions qui peuvent vous envoyer au diable Vauvert! Charles sera difficile pour ne pas dire exigeant dans son choix. D'ailleurs, qui donc pourrait bien accepter de prendre en charge trois enfants de cet âge et d'assurer leur éducation en l'absence de leur père? Dans les familles, on est accoutumé à ce que l'éducation soit l'affaire des femmes alors les maris se consacrent entièrement ou presque à leur métier. Tout de même, la présence du père permet de rétablir l'autorité et le respect quand cela est nécessaire.

L'affectation de Charles à la Chefferie du Génie de Lorient n' a pas duré très longtemps. Assez rapidement, Charles est envoyé en garnison à la base de Quiberon. Il doit trouver domicile à Quiberon-même pour assurer les tâches qui lui ont été confiées.De ce fait, il ne peut revenir au domicile lorientais que pour de courtes visites à l'occasion de permissions. Décidément, le métier de militaire ne permet pas vraiment une vie de famille!

Dès la fin de l'année 1902, Charles a donc pris ses habitudes à Quiberon. Le lieu n'est pas commun. Il est totalement différent des villes de garnison comme celles de Brest ou de Lorient qui sont plutôt renfermées sur elle-mêmes dans un cadre marqué par la présence de la Royale. Le site est merveilleux. Comme tout un chacun, Charles l'a découvert dans le train qui l'a emmené ici pour la première fois. Ce fut un véritable voyage d'agrément. Cette presqu'île mérite bien son nom. Pour y accéder le train doit emprunter un passage étriqué long de sept kilomètres qui, au plus étroit de sa largeur, ne mesure que 22 mètres. C'est un bien fragile cordon ombilical qui dans le passé a rattaché ce lieu au continent.

C'est, pour ainsi dire, une île ! Mais ce n'est pas la Martinique! On est loin des tourments météorologiques et volcaniques qui sévissent là-bas. Posé sur cet îlot rocheux, on a l'impression d'être en pleine mer. C'est comme si un mystérieux architecte avait renversé vers le sud quelques gros cailloux pour créer une digue au large du continent. À l'ouest cette digue est battue par les flots du large offrant souvent le spectacle d'une mer "sauvage " par forte houle. À l'est, cette digue protège une très belle plage tranquille où le sable d'or peut s'étendre sur des kilomètres à marée basse face à l'immense baie de Carnac. Dans cette lumière voilée aux tons pastels si particuliers que vous offre chaque jour de beau temps, vous pourriez découvrir tout un monde enchanté. Plus loin encore, il y a une petite mer parsemée d'îles : faut-il vous préciser, Chers Cousins, qu'il s'agit du merveilleux golfe du Mor-Bihan?

Alors, Chers Cousins, quelque quiberonnais ayant l'amour de son pays chevillé au corps, pourrait vous raconter que la grande île que l'on aperçoit au loin n'est rien moins qu'une résurgence de l'Atlantide. Un autre breton, vannetais de préférence, vous confirmera quelle est la vraie légende: saviez-vous que, jadis, des Fées furent chassées de la forêt de Brocéliande? Oui bien sûr! Comme vous pouvez le supposer une grande tristesse les avaient envahies et leurs larmes furent si nombreuses qu'elles formèrent le golfe du Morbihan. On vous l'a dit: ce golfe est toujours là. Nos Fées Désespérées abandonnèrent leurs précieuses couronnes de fleurs au fil de l'eau pour former les 365 îles du golfe. Elles ne purent rien faire lorsque trois de ces couronnes, entraînées par la marée descendante, partirent au large pour former Houat, Hoëdic et la plus belle "Guerveur Ihuel" la ville sur la mer - vous savez bien - celle que l'on préfère appeler, ici et ailleurs, "Belle-Ile la bien nommée".

Bretagne, terre de légendes! comment s'attacher à de tels contes. "Balivernes" pourrait rétorquer notre colonial qui, pourtant, ne refusera jamais de transmettre ces belles histoires à de petits enfants. C'est sûr: pour lui, le charme des lieux a joué. Est-ce une invitation à rester là? Il se retourne sur son passé. Il a servi pendant 16 ans au Génie Maritime et a participé à la conception et la réalisation de bâtiments publics sur tous les continents. Cela lui a permis d'acquérir les connaissances et l'expérience nécessaires à l'exercice du métier d'architecte. Il lui reste sans doute à avoir quelque savoir-faire dans le domaine de traitement des affaires dans la société civile. Ce monde-là diffère notablement du monde administratif et militaire qu'il connaît. Cela ne l'inquiète pas. Il sent bien qu'il pourrait s'établir un jour au pays. Pourquoi lui, le léonard, ne s'installerait-il pas ici, dans le Morbihan? La chose est possible, car il pourrait demander de faire valoir ses droits à une retraite militaire.

Qui sait? Ce séjour à Quiberon pourrait être l'occasion de faire des projets pour l'avenir de sa famille.

Quiberon quelle Histoire!

La baie de Quiberon est proche de Lorient où sont construits de nombreux navires de guerre. C'est depuis belle lurette un lieu de manoeuvre pour les navires de la Royale. Dès 1880, cuirassés, croiseurs et autres torpilleurs évoluaient pour entraîner les équipages lors d'écoles du feu. En 1902, les navires présents sont ceux de l'Escadre de l'Atlantique. Les services du Génie Maritime de Lorient assurent le bon fonctionnement des installations à terre en maintenant sur place une section à laquelle Charles est affecté. Les tâches qui lui sont dévolues sont moins astreignantes que celles qu'il a connues en Indochine ou au Sénégal. Ici, le climat est bien agréable. Il peut exercer ce qu'il appelle son métier sans rencontrer trop de problèmes, à condition d'appliquer le règlement! Cette situation pourrait bien lui laisser du temps libre. Ce n'est pourtant pas le cas. Par sa position d'officier, il se doit de participer, en grande tenue, aux nombreuses réunions et cérémonies prévues par les autorités militaires et civiles. Une cérémonie comme celle de l'inauguration de la statue du général Hoche par exemple. Cette cérémonie a lieu le 20 juillet 1902. A cette date, il n'y a pas longtemps que Charles est rentré au pays. Peut-être même est-il dans le train qui amène, ce jour-là, les personnalités à Quiberon. Ce n'est pas du menu fretin. La foule massée devant la gare est médusée. Dame ! ce sont des de gens si importants qui vont arriver... A 11 heures, cette foule voit le Maire de la ville accueillir le ministre de la Marine, Camille Pelletan en personne. Il est accompagné de trois amiraux, quatre généraux, un député, le préfet et le sous-préfet et même du Maire de Lorient. Suivis par la foule, ils se rendent place Hoche. Le voile, qui recouvre la statue, tombe. Les applaudissements crépitent au son de la musique militaire...

Toutefois, quelques curieux, disséminés dans la foule, se remémorent ce que l'on appelle encore l'"Affaire de Quiberon". Ils ne participent pas à la liesse générale. Et pour cause! Cette statue a été financée par l'association républicaine des "Bleus de Bretagne" à l'initiative des maires de Lorient et de Quiberon grâce à une souscription nationale. Cela ne date pas d'hier. L'affaire de Quiberon remonte à l'année 1794. Cette année-là, le général Hoche vient de vaincre une armée royaliste et catholique venue d'Angleterre pour renverser la République. Cette armée, qui a reçu localement le soutien de chouans, s'est faite piéger sur la presqu'île. La tentative de coup d'état des "blancs" s'est terminée, après un appel à la paix des républicains, par l'arrestation de 6262 personnes dont 748 furent fusillées. En témoigne l'ossuaire des Martyrs à la Chartreuse d'Auray où ont été réunis les ossements de ces malheureux vaincus. La présence de la statue du général Hoche blesse beaucoup de gens dans le pays, surtout dans les campagnes du pays d'Auray. Ici, la religion catholique est bien implantée. La ferveur qui entoure le pélérinage à Sainte Anne d'Auray en temoigne. On raconte encore dans les campagnes la cruauté des Bleus après la reddition des "Blancs". Quelle époque! C'était un an après les "noyades de Nantes"... On se rappelle aussi les faits et gestes de Cadoudal, originaire d'Auray, fusillé par Napoléon. Le petit fils du général Hoche réprouve cette manifestation et le fait savoir dans les journaux. En 1818, Victor Hugo lui-même avait écrit quelques lignes de compassion pour ces valeureux soldats.

Avec ces cérémonies, voilà bien des manières! cet événement rappelle à Charles l'inauguration de la statue de Jules Ferry "le Tonkinois" à Hanoï. Décidément, cette république aime les beaux discours et tient à marquer le terrain par des monuments symboliques qui se veulent édifiants pour les nouvelles générations. Charles, qui est de conviction républicaine, n'est pas absolument contre le principe de ces démonstrations même si celles-ci ne l'enchantent pas particulièrement. Il préfère, dès qu'il le peut, s'échapper avec quelques-uns de ses amis dont Théophile Henry, officier d'administration comme lui et Paul Goubinat, vétérinaire de la Marine. Ils flânent volontiers dans la foule avant d'aller boire un coup de cidre dans quelques uns des nombreux cafés de la ville.

Lorsqu'ils sont en ville, l'officier Charles et ses compagnons doivent répondre aux saluts de turbulents "pompons rouges". En fin de semaine, ce sont quelques permissionnaires en goguette qui viennent retrouver leurs fiancées d'un soir en empruntant la "poste aux choux". C'est ainsi que l'on appelle les embarcations du bord qui font la navette entre les bâtiments présents dans la baie et la terre. Ces marins, habituellement embarqués sur les bâtiments en manoeuvre, sont peu nombreux en semaine. Chaque jour, tôt le matin et tard le soir, les rues se remplissent d'une population laborieuse qui se compose de nombreux pécheurs à la casquette bleue allant ou revenant de la mer et d'ouvrières travaillant dans l'une des conserveries de sardines. A l'instar de Lorient, ces usines ont été installées en ville depuis des décennies après l'invention de la conserve en boite. Bien des femmes du pays, reconnaissables à leurs coiffes, y travaillent. D'autres sont venues des communes avoisinantes; elles se reconnaissent facilement à leurs coiffes particulières qu'elle gardent jalousement. Elles sont souvent mariées à des pécheurs et participent ainsi directement à la valorisation du produit de la pèche de leurs époux.Une grande solidarité existe dans ce milieu de pêche soumis aux dangers de la mer et aux rudes tâches du travail à la chaîne dans les usines. Il est probable que ce milieu et le milieu militaire se côtoie sans beaucoup se rencontrer bien que le prestige de l'uniforme puisse faire tourner la tête à quelque jolies jeunes filles.

Mais Quiberon n'est pas seulement un port de pèche et d'industrie sardinière florissante où les bâtiments de guerre viendraient régulièrement effectuer quelques manoeuvres d'artillerie. Le passé militaire est flagrant. Comme Brest, Quiberon a depuis des siècles retenu l'attention des militaires. Dès le dix-septiéme siècle, les Anglais cherchaient à attaquer la base de Lorient où accostaient les navires de la célèbre Compagnie des Indes. Quiberon était une tête de pont très favorable pour accomplir leur funeste projet. De cette époque date la construction d'un fort situé sur l'isthme de Penthièvre. Charles connaît ce fort de fond en combles car il fait partie des bâtiments militaires de la presqu'île. L'interêt des militaires pour la presqu'île justifie la rapidité avec laquelle une ligne de Chemin de fer a été construite en 1882. L'arrivée de ce train, décoré de drapeaux tricolores, fut l'occasion de faire une belle inauguration le 12 juillet 1882. Cette liaison par chemin de fer avec le reste du territoire français attire rapidement des estivants et non des moins célèbres qu'ils soient peintres, auteurs ou artistes de music-hall, parisiens de préférence... Il y a donc une société quiberonnaise où la vie mondaine et estivale progresse sans cesse. Que faire lorsque l'on est à Quiberon en dehors de remplir ses obligations militaires? Mais Charles n'est pas très mondain. Ce n'est pas vraiment sa bolée de cidre d'avoir quelques relations dans ces milieux là.

Les jeux de plage ne sont pas non plus son fort. Il préfère aller, avec quelques confrères, visiter les alentours de Quiberon. A Carnac en particulier se trouvent de curieuses pierres. Elles sont plantées là dans un garde-à-vous impeccable depuis très longtemps. Nos visiteurs sont témoins d'une civilisation que l'on appelle préhistorique sans doute par le fait que l'on n'en connaît pas grand chose. Qu'importe, même la préhistoire peut s'écrire! Une société savante de la commune de Vannes, proche de Quiberon, s'est depuis longtemps intéressé à la quête des vestiges très anciens qui sont cachés dans la lande. Très curieuses de nature, ces savantes personnes se posent bien des questions sur les raisons pour lesquelles de tels édifices ont été élevés. Qui donc étaient ces gens là? pourquoi ont-il érigé de tels monuments comme ces menhirs (men - pierre, hir- longue en breton) ? Dame! de l'époque mégalithique vous répondrait un grec et vice-versa. Ajoutez-y les cromlechs en cercles ou demi-cercles (crom - courbe, lec'h - lieu en breton) et autres dolmens (dol- table, men-pierre) qui portent bien leur nom. N'oublions pas leurs compléments, même si ils sont quelque peu romains à savoir ces" tumuli" qui les cachent quelquefois en les protégeant des intrus. Ils sont toujours ouverts vers le soleil levant. Quel culte religieux veulent-ils nous rappeler, ces monuments? Charles est de ceux que cela intéresse. Il a pu assister à quelques conférences passionnantes de la Société Polymatique du Morbihan. Cette société, fondée en 1826, jouit maintenant d'une bonne réputation internationale. Beaucoup d'hypothèses sont émises sur la genèse de cette civilisation ancienne.

Le rocher d'Eugénie

Tout de même, le fait de loger chez l'habitant donne à Charles l'occasion de rencontrer des gens du pays plutôt que de fréquenter ces estivants de passage qui ont leurs propres cercles. Les familles quiberonnaises sont très accueillantes; elles invitent volontiers tel ou tel militaire qui, logé chez l'habitant, se trouve isolé les jours de fêtes. Sans doute choisissent elles parmi les plus beaux et les plus sérieux; sans nul doute, Charles est de ceux-là! Cette situation permet à notre officier de rencontrer diverses personnes et de participer à quelques fêtes ou à quelques promenades sur le boulevard Chenard les jours de beaux temps. On peut aussi aller jusqu'à la cale aux marins au Porigo. C'est l'occasion d'admirer en bonne compagnie les exploits de nos marins qui se battent contre de paisibles rochers pris pour cibles. De cet endroit il est aisé de suivre l'évolution des navires de guerre et entendre de près les tirs tonitruants des canons de la Marine. On peut expliquer comment ces valeureux marins arrivent à atteindre des cibles à partir de navires en mouvement. Dame! ce n'est pas si évident que cela. Mais voyez vous, belles dames, il suffit d'avoir de bons théodolites de mature pour y arriver en se repérant sur deux "voyants du Conguel" qui, comme vous le savez, sont parfaitement repérés géographiquement.

"Voilà qui semble bien expliqué" pense mademoiselle Eugénie Vigean lorsqu'elle se promène avec sa famille en compagnie de l'officier Charles Pleyber. Ce jour là, Charles fait le beau en jouant les "cicerone" pour expliquer les exploits des artilleurs de la Marine. Ah, vous ne connaissez pas Eugénie, Chers Cousins? C'est une vannetaise et elle vient souvent ici chez son oncle et sa tante maternels qui tiennent un grand commerce d'épicerie. Sa mère demeure à Vannes. Cette dernière aimerait bien que sa fille trouve un mari. Dame! quand on a coiffé la Sainte Catherine, il est vraiment temps d'y penser. Oui, mais dans cette démarche matrimoniale, Eugénie comme sa famille veulent avoir à faire à quelqu'un de sérieux. Depuis la mort du père d'Eugénie le 2 août 1901, la tante de Quiberon s'occupe activement de ce mariage. C'est une marieuse, bien utile quand on tient à ce que les jeunes filles fassent de bonnes rencontres. En ce qui concerne Charles Pleyber, on sait qu'il s'agit d'un homme sérieux; il a une belle situation avec son rang d'officier. Pour la fille d'un ancien maréchal des logis de la gendarmerie voilà qui est de nature à inspirer confiance. Et puis, l'homme est plaisant. Au cours de cette promenade, Eugénie a les yeux de Chimène pour ce bel officier. Il est là, adossé à un rocher du Porigo. Il explique, avec un rien d'humour, les règles si simples de l'art de tirer du canon. La tête un peu rentrée dans les épaules, il a l'air de chercher dans le regard des gens l'effet que produisent ses jeux de mots et autres piques lancées à la société en général.

"Qu'en pensez-vous, mademoiselle Eugénie, de ces durs combats" dit Charles.

"Ces marins sont bien habiles... je me demande pourquoi ils font tout cela " répond-t-elle timidement

"Ne trouvez-vous pas qu'il font penser aux combats de Don Quichotte contre les moulins à vent?

"Dame oui" ! répond elle en riant.

La conversation continue entre Charles et Eugénie pendant que la promenade se poursuit avant de rentrer chez l'oncle. Les jours passent. Charles et Eugénie se revoient au cours de quelques promenades familiales. Eugénie plait bien à Charles au point que pour la première fois depuis des années il se prend à penser sérieusement au mariage. Et puis un jour de promenade sur la côte sauvage, Charles doit aider Eugénie à franchir des rochers escarpés. Ils ont réussi à s'isoler quelque peu du reste de la famille. On pourrait appeler cet endroit le rocher d' Eugénie. Charles veut en avoir le coeur net et demande tout de go à Eugénie: "Voulez-vous être ma femme ? " Eugénie, qui a si souvent un petit air décidé, semble être étonnée et même décontenancée. Mais, au fond d'elle-même cela fait quelque temps qu'elle espérait recevoir une telle demande. Après des débuts très réservés, Charles s'était montré de plus en plus attentionné envers elle. Elle voudrait dire " je dois en parler à ma mère" mais c'est un petit oui qui sort ...

Charles est plutôt bien reçu par l'oncle et la tante d'Eugénie même lorsque cette dernière est repartie à Vannes auprès de sa mère. Charles ira à Lorient la semaine suivante. Il veut parler avec ses parents de ce projet de mariage qui a mûri dans sa tête. Bien qu'ils soient impatients de voir leur fils se remarier, Jean et Marie se montrent prudents pour donner un avis qui pourrait trop l'engager sans une réflexion suffisante. Il faut penser au bien-être des enfants. La profession du père d'Eugénie les rassure quant à la moralité de cette famille. Cette filiation est aussi une bonne référence pour obtenir l'autorisation de mariage délivrée en haut lieu par le Général Commandant le Corps d'Armée des Troupes Coloniales. A Vannes, la mère d'Eugénie a du bien; elle possède une belle maison avec jardin où elle demeure avec sa fille. Charles dit son intention ferme de faire sa demande en mariage. Alors, les questions plus personnelles fusent de la part de Marie:" Est-ce que tu t'es déclaré? Est-ce que Mademoiselle Eugénie est d'accord pour ce mariage? " Sait-elle que tu as trois enfants à charge ... ? Pourra t-elle s'occuper correctement des enfants? etc... etc..." "Mais oui...mais oui Maman!" répond régulièrement Charles qui trouve finalement qu'il est assez grand garçon pour savoir ce qu'il y a à faire en pareil cas. Tout de même, il est officier d'Etat Major! Mais l'avis des parents a son importance.

Il ne lui reste plus qu'à aller à Vannes pour obtenir le consentement de la mère d'Eugénie.

Aussitôt dit, aussitôt fait... Après être repassé à Quiberon pour en parler avec la famille d'Eugénie, Charles, accompagné de son père, ne tarde pas à aller à Vannes concrétiser ce projet de mariage. Marie Vigean, la mère d'Eugénie qui a été prévenue, accepte volontiers que sa fille se marie avec ce brillant officier. C'est flatteur! Il parait sérieux. Le statut de militaire comporte des risques mais Charles ne participe plus à des campagnes militaires. On dit que les colonies sont en paix. Il y a toujours le danger des maladies. Charles a été épargné jusque là. Enfin, il pourra prendre sa retraite bientôt. Eugénie a vingt sept ans; il ne faut pas lui faire manquer cette occasion de mariage. Elle a de l'éducation. Elle pourra s'occuper des enfants sérieusement car elle n'est pas une personne qui laissera aller les choses sans réagir. Elle a du caractère. Il conviendra de faire un contrat de mariage. Il ne reste plus à Charles qu'à demander l'autorisation des autorités militaires. Ceci ne semble pas devoir poser de difficultés d'après ses supérieurs de Lorient... Ils ont pris leurs renseignements.

Le 22 juillet 1903, Charles Marie Pleyber et Eugénie Alexandrine Perrine Vigean sont unis par les liens du mariage. La cérémonie est simple.Ce n'est pas du goût des mariés de faire du tralala. Et puis, on a de mauvaises nouvelles de Brest. Marie, la femme de Joseph, n'a pas pu venir au mariage. Il semble qu'elle soit bien malade d'après les quelques nouvelles que l'on a.

Les parents, Jean et Marie Pleyber, et Marie Perrine Vigean, née Stephan, entourent les mariés. Sans pour autant être invité au mariage, le Général Commandant le Corps d'Armée des Troupes Coloniales a, toutefois, délivré sa permission pour le mariage depuis le six du mois. Deux amis de Charles sont témoins: Théophile Henry (37 ans), officier d'administration des troupes coloniales et Paul Goubinat (26 ans), vétérinaire d'artillerie. Deux oncles maternels d'Eugénie sont également témoins: Aimé Stephan (47 ans), cuisinier à la Compagnie de Chemins de Fer du Nord qui a fait le voyage depuis Valenciennes et aussi son frère Joseph (40 ans), qui vient de Ploermel où il exerce la profession de commerçant.

Bras dessus bras dessous...

Après le mariage, Charles, Eugénie et les trois enfants de Charles sont domiciliés à Vannes, rue du Pont Vert où se trouve la maison familiale de la famille Vigean. C'est l'occasion pour Charles de faire connaissance de Bro Gwened, le pays de Vannes comme on dit en breton. Dès ses premiers pas dans les rues de cette ville, Charles avait pu avoir le sentiment d'être invité à une leçon d'Histoire comme il les aime. Bras dessus, bras dessous, Charles et Eugénie sont accoutumés de prendre le "sirop de rue" comme dit Marie, la soeur de Charles. Venant du Pont Vert, situé à l'entrée du chenal menant au port, ils parcourent la jolie promenade de la Rabine. Le kiosque de la Rabine est occupé chaque jeudi et dimanche par un orchestre de la musique militaire qui attire une foule de promeneurs en quête de distraction. Cette promenade longe le port jusqu'à la place Gambetta. En fermant les yeux vous pourriez deviner où vous êtes, Chers Cousins! simple question d'odeur, surtout à marée basse. Pour quelles raisons a t-on laisser s'envaser ce port?

Charles et Eugénie retrouvent un air de Bretagne qui évoque cette bonne Duchesse en passant devant le château de l'Hermine. Puis ils prennent la rampe bien raide qui se présente pour arriver au dessus de la rive gauche de la Marle entre les collines du Mené et de la Garenne. Le claquement de battoirs venant de vieux lavoirs situé en contre-bas attire l'attention. Quelques lavandières s'affairent là en battant énergiquement du linge qu'elles lavent au fil de l'eau. Ce bruit n'est pas sans rappeler à Charles celui des lavandières de Fort de France en Martinique. Cet instant de nostalgie est vite éclipsé par la présence de sa chère Eugénie bien sûr! Un sentiment de curiosité le pousse à s'interroger sur l'histoire passée de ces vieux remparts cachés par une abondante végétation qui couvre les berges de la Marle. Ils sont là et encore là essayant de se cacher dans la verdure. En laissant la végétation envahir ces ruines, veux t-on faire oublier quelques difficiles époques vécues par les habitants de la cité? Charles a appris que la Société Polymatique s'évertue pour obtenir l'acquisition des douves du rempart par la municipalité pour éviter la construction d'immeubles à cet endroit. Cette entreprise paraît difficile. Témoins d'un passé ancien, ces remparts ont été construits à partir du troisième siècle pour résister aux envahisseurs venus du Nord. Dame, les vikings bien sûr! Ils arrivèrent au moment où la domination romaine disparaissait. Les romains avaient bien été là auparavant. Au milieu des remparts, on devine même des vestiges de leur présence. Ce sont quelques lignes de briques espacées de galets qui restent du mur de fortification édifié par ces premiers colonisateurs. Ceux-là mêmes qui défirent les Vénètes à l'entrée du golfe en l'an -56 avant J. C. Avec cette infamante victoire, les vainqueurs s'étaient emparé du contrôle du commerce florissant que le puissant peuple Vénète exerçait sur la façade atlantique. On leur doit, Charles le reconnaît malgré tout, la création à cet endroit d'une capitale du centre de peuplement alentour. Darioritum, c'est son nom, était particulièrement bien placée face à la mer en étant reliée par voies terrestres aux capitales voisines, Carhaix, Angers, Rennes et Nantes. On dit que le port de Darioritum était situé bien en deçà du port actuel dans le quartier de St Patern d'après le fouilles récentes effectuées lors de la construction de archives départementales; quoiqu'il en soit, c'était un bon refuge pour les navires à l'accostage. Sa situation au fond d'un golfe éloigné de la haute mer permettait de charger et de décharger différentes marchandises en toute tranquillité. Sous la férule romaine, le commerce maritime y était resté florissant. Le fret de retour des navires romains comportait des produits de l'artisanat local. C'était, en grande partie, les peaux et cuirs amincis introuvables chez les latins. Ces toiles archaïques était utilisées pour les voiles des 220 navires vénètes de la triste campagne de 56 avant J.C.

Bien qu'il fut intéressé par l'Histoire Charles n'avait pas forcément été mis au courant dans le détail de ces aventures romaines et vikings! Autre souvenir d'une Bretagne souveraine, le parc de l'ancien château ducal est vite atteint par Charles et Eugénie.Il est aménagé en promenade publique depuis plus de deux siècles. On y jouit d'une belle vue sur les remparts où l'on devine, malgré la verdure, la présence de la tour du Connétable et de la tour poudrière. Après s'être reposés un instant sur un banc public, ils redescendent vers la porte poterne pour pénétrer dans la vieille ville. Au passage du joli pont sous lequel s'enfouit la Marle avant de se jeter dans le port, ils revoient ces vieux lavoirs toujours aussi bruyants. Après être passé dans une rue étroite, ils découvrent la grande place des Lices dont le nom pourrait évoquer au simple passant quelque tournoi du temps jadis. Oui mais, Chers Cousins, c'est à cet endroit même que se déroulèrent, en 1532, tournois et grandes fêtes à l'occasion de la célébration du rattachement de la France à la Bretagne... ou l'inverse si vous y tenez! La Bretagne comme cadeau de noces de Claude, la fille de la bonne duchesse, à son royal époux François 1er. Quelle cohue pendant ces jours de fêtes! Un autre cohue est à découvrir près de la place: c'est le curieux nom que l'on donne à un très vieux édifice servant, à l'occasion, de théâtre. Son nom vient probablement de sa fonction initiale qui réunissait, au XIII ème siècle, le siège de la justice ducale et un sorte de marché permanent. Les uns siégeaient dans la salle haute tandis que les marchands y installaient leurs échoppes dans la salle basse. "Et maintenant, allons voir Vannes et sa femme " avait dit Eugénie à Charles lors de leur première visite de la ville. Ils ont leur maison un peu plus loin. Adossés au coin de la rue à hauteur du premier étage, ils regardent d'un air hilare les nombreux passants qui s'interrogent toujours sur leur véritable identité. Ils sont dans le quartier des vieilles maisons à colombages comme la maison de St Vincent Ferrier ou encore de maisons à pignon comme celles qui sont situés sur la place Henri IV. La promenade a été longue, ils peuvent s'arrêter dans un de nombreux cafés de la ville, très bien fréquentés naturellement.

Las! Moins de trois semaines après leur mariage, ils doivent se rendre à l'enterrement de Marie Ringue. Jean-Baptiste, le fils de Joseph, se trouve de nouveau sans foyer au moment où ses trois cousins Marguerite, Charlot et Jobic quittent le foyer de leurs grands parents pour rejoindre à Vannes celui que leur père à créé avec Eugénie. Que devient alors le petit Jean-Baptiste, âgé de 9 ans? Il est probable qu'il va rejoindre les grandsparents Pleyber à moins qu'il n'aille pour un temps chez sa grand-mère Goavec à St Pol. Charles doit remplir un bien triste devoir car il lui faut écrire à son frère Joseph pour lui apprendre la triste nouvelle. Le courrier mettra plus d'un mois à atteindre Joseph, qui se trouve au Tonkin. Il reste à Joseph encore deux ans à passer la-bas avant de pouvoir revenir au pays.

Au printemps 1904, Charles et Eugénie rendent visite à Marie et Francis Morel qui habitent Loudun. Cette rencontre est assez exceptionnelle pour Marie et Charles. Ils en sont très heureux. Depuis leurs mariages respectifs, la soeur et le frère ont été pris par leurs obligations, familiales pour Marie et plutôt militaires pour Charles. Pour lui, les séjours aux colonies ont été intercalés avec quelques périodes de retour au pays sans qu'il ait trouvé le moyen de se déplacer. Charles retrouve bien sa petite soeur : elle est toujours aussi aimable et souriante. Marie et François l'accueillent avec joie ainsi qu'Eugénie qu'il ne connaissait pas encore. Après Orléans, Coudray-Macard et Saumur, Loudun est le quatrième lieu de résidence de cette belle famille qui s'est agrandie au fil des ans. On fait une photo pour cette première rencontre. Eugénie fait alors connaissance de ses nouveaux petits neveux, un peu timides, certes, mais si bien élevés. Renée, âgée de six ans, Henri 4 ans, Yvonne, 2 ans et la toute petite dernière, Marie Reine, qui vient de naître le 24 janvier de cette même année. On parle de Joseph bien sûr; il est au loin dans cette Indochine dont on se demande toujours si ceux qui y sont pourront revenir en bonne santé. Bientôt, ce sera au tour de Madeleine de partir la-bas avec Louis Delefollie, son mari, qui est au Génie de l'Artillerie de Marine comme ses beaux-frères. D'après ses lettres, elle est enchantée du futur voyage qui lui fera voir du pays...

François Morel a maintenant une situation stable et assez bien rémunérée. C'est un homme courageux qui ne rechigne pas à la besogne. Ses différents patrons ont toujours apprécié ses grandes qualité de sérieux et sa force de travail. Il a su ainsi se faire reconnaître comme quelqu'un sur qui l'on peut compter. Ici il travaille pour un homme très réputé qui s'appelle Victor Boret. Ce dernier est cultivateur, sélecteur de semences. Autrement dit, cet homme est marchand de grains. C'est aussi un homme politique important qui se bat pour repeupler les campagnes et développer l'agriculture. L'estime qu'il porte à François est donc bien appréciable pour la famille qui compte maintenant 4 enfants en bas âge. François Morel a la responsabilité de la gérance de la graineterie de Loudun appartenant à Victor Boret.

Pendant leur retour à Vannes Eugénie est bien pensive. La rencontre de la famille Morel l'a marquée. Elle n'a pas vécu la maternité et la vue de Marie allaitant Marie-Reine l'a attendri. Bien qu'ayant en charge les trois enfants de son mari, elle pourrait, tout de même, leur donner un petit frère ou une petite soeur. Qui sait?

A Vannes, la vie s'organise dans la maison du Pont Vert où habitent désormais Charles, Eugénie et les enfants. Il y a un grand jardin où Charlot et Jobic peuvent jouer au jardinier avec les conseils de leur nouvel oncle François Vigean. Il y a souvent des réunions de famille dans cette maison. Depuis le mois de juin on parle beaucoup de mariage et pour cause - le frère d'Eugènie épousera prochainement Marie Peron. Le mariage a lieu au mois d'août. La famille n'a pas ménagé ses efforts pour le bon déroulement de la cérémonie: voilettes, chapeaux et beaux costumes sont revêtus avec entrain pour célébrer un tel événement. Toute la journée, Charles a paru bien pensif. Sa tenue militaire le met quelque peu à l'écart. Mais ce n'est pas une raison. Eugénie n'a pas pu venir. Elle est enceinte et le médecin lui a conseillé d'éviter les agapes. Il y a un autre événement. Une offre lui a été faite par les autorités militaires. C'est intéressant pour le déroulement de sa carrière et c'est également intéressant au point de vue financier. On lui a reservé un poste détaché auprès du Haut Commissariat des Travaux Publics du Sénégal pour une durée de deux ans. C'est la reconnaissance de sa compétence en matière d'architecture. Il ne fallait pas rater une telle occasion. Il projette de s'installer dans le Morbihan et pour cela doit se donner les moyens financiers pour s'installer comme architecte. Il a donc accepté de partir dans ce pays alors qu'un enfant va naître et que ses trois enfants seront à la charge entière d' Eugénie. Celle-ci l'accepte volontiers mais cela lui donnera beaucoup de travail, tout de même! Les trois enfants participent au au mariage de l'oncle François. Ils arborent de belle tenues et de remarquables coiffures, comme les grands. Jean, le fils de Joseph est de la partie. Quelle belle journée !

 

 

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